Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Depuis lors, avec les longs espoirs et les vastes pensées politiques, le cerveau italien se remit à fonctionner ; tout d’abord, dans la direction qu’on eût le moins attendue. La Péninsule devint une école de criminalistes et de physiologistes. Il n’y a guère plus de dix ans, lorsqu’on s’arrêtait devant la vitrine d’un libraire à Rome ou à Florence, on la voyait emplie tout entière par les gros volumes du professeur Lombroso et de ses émules. Ces livres médisaient des absous : ils s’efforçaient de prouver que le génie et le talent sont des cas de tératologie, des formes de la folie. Heureusement pour l’Italie, ces dernières années lui ont rendu des fous et des monstres. Elle est à cette heure le foyer d’une véritable renaissance de la poésie et du roman. L’esprit, qui souffle où il veut, rallume là des clartés évanouies sous d’autres cieux. Les Italiens parlent de leur risorgimento intellectuel avec un curieux mélange d’orgueil et de timidité interrogative ; alors même qu’ils l’affirment, on devine une question sous-entendue, l’anxiété charmée de Cendrillon lorsqu’on lui révéla qu’elle était belle : Est-ce bien vrai ? Ratifiez-vous ? — Un peu prompts peut-être à croire qu’ils vont conquérir le monde avec les gros canons et les gros bateaux, ils ont encore peine à se persuader qu’ils sont en très bonne voie de le reconquérir avec quelques condottieri de la plume.

Ne nous aventurons pas dans une énumération de palmarès. Déjà délicats et dangereux quand le critique les applique à sa littérature nationale, ces exercices pédantesques prêtent à trop de risques, lorsqu’il prétend numéroter les copies d’une classe étrangère. Un oubli involontaire, une maladresse dans les attributions de rangs, et voilà notre juge jugé, décrété d’ignorance ou d’iniquité par les écrivains qu’il voulait régenter. Contentons-nous aujourd’hui de tirer du pair le poète romancier qui caractérise le mieux la renaissance italienne. Quelques fragmens de son œuvre, traduits on français, ont fait instantanément à M. Gabriel d’Annunzio un nom célèbre à Paris et dans tous les cercles lettrés d’Europe.

Cette œuvre d’un écrivain de trente ans est déjà considérable. Je n’en ai mentionné qu’une partie dans l’indication bibliographique ; je me suis arrêté aux volumes de vers ou de prose qui m’ont paru marquer des momens de métamorphose dans l’éclosion rapide de ce talent. En 1883, quelques essais poétiques avaient attiré sur le débutant l’attention des dilettantes et la faveur des femmes ; une mince plaquette, l’Intermezzo di rime, ajouta à cette notoriété de salon le ragoût du scandale. On put croire alors que l’Italie allait retrouver un Arétin, faute de mieux. « Démence aphrodisiaque, » disait-on ; l’auteur souscrivait avec beaucoup de