Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/204

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaque nouveau volume avec quelques traits modifiés par l’âge, les circonstances, les acquisitions littéraires. Sous les noms divers dont la fantaisie de l’auteur le baptise, l’homme que nous retrouvons aux premières pages de tous ces romans, s’étudiant complaisamment dans les bras d’une femme, n’a changé que de vêtemens, de victimes, de lectures favorites.

Cet homme, nous le connaissions depuis longtemps. Un certain Tirso de Molina, en religion fray Gabriel Tellez, le découvrit un jour dans Séville ; sur la première ébauche qu’en fit ce moine, tous les maîtres de tous les arts vinrent successivement ajouter leurs retouches et leurs interprétations. Il séduisit l’imagination des pauvres humains, et en particulier des peintres, des musiciens, des poètes, aussi facilement qu’il avait séduit la fille du Commandeur. En dépit de cette collaboration universelle, don Juan reste toujours à peindre, parce qu’il cherche toujours, comme le disait Musset avec une image un peu bien hardie,


Mineur qui dans un puits cherchais un diamant !


Don Juan est vieux et jeune comme le monde, comme le Désir qui l’a lancé à la poursuite d’un but fuyant qu’il ignore, comme l’intention de la Nature dont il est le serviteur trop empressé. Depuis l’humble ancêtre des cocotiers, qu’il ne saurait renier, il s’est fardé d’une couche toujours épaissie de sentimentalisme et de littérature ; depuis les jours de simplicité lointaine où il faisait fonction sacerdotale dans les temples de Byblos et d’Amathonte, il s’est métamorphosé à la surface avec les âges, les civilisations, les modes ; grand seigneur élégant et cynique aux siècles où les grimauds de lettres l’entrevoyaient chez M. Dimanche, aujourd’hui grimaud de lettres lui-même, artiste, psychologue, analyste subtil de son cas. C’est dans ce dernier état qu’André Sperelli, — gardons-lui ce nom, — a pris à son compte le rôle immortel. André y apporte une originalité, un mérite, si l’on veut, — mérite de romancier, s’entend ; il a conservé toute la fougue de passion que don Juan est en train de perdre, depuis qu’il observe sa passion avec la clairvoyance d’un psychologue surchargé de littérature. Les lecteurs, — ce seraient surtout les lectrices, dit-on, — estiment qu’il y a dans les romans don-juanesques de notre époque trop de science et pas assez de vie ; ils ou elles reprochent à ces savans traités de l’amour une froideur que les inventions cérébrales des écrivains ne réussissent pas à déguiser. Des guides expérimentés s’offrent à nous conduire vers un Vésuve qu’ils ont laissé éteindre. André Sperelli a sur eux cet avantage que son Vésuve est en éruption constante.