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L’épigraphe du roman est empruntée au nihiliste allemand ; la préface se termine par une invitation « à écouter le magnanime Zarathustra, à préparer dans l’art l’avènement de l’Uebennensch… » Cela, c’est trop. Prenez garde : vous nous feriez redemander la mandolinata ! Je n’aime pas beaucoup cette préface qui appelle, avec la rénovation de la pensée et de la langue, la création d’une prose « alternant la précision de la science et les séductions du songe, » laquelle prose peindra « la vie sensuelle — sentimentale — intellectuelle d’un être humain placé au centre de la vie universelle. » M. d’Annunzio n’a pas besoin de ces coups de cymbales ; il a des œuvres, et belles ; il peut laisser les préfaces apocalyptiques aux jeunes rhétoriciens qui annoncent ainsi des chefs-d’œuvre qu’on ne voit jamais venir. — C’est d’ailleurs vrai qu’il la rénove, sa langue, la bonne langue simplette d’un Manzoni, qu’il en tire des ressources qu’on n’y soupçonnait pas. Ils sont là quelques-uns qui font sur l’idiome courant un travail de transformation littéraire presque aussi rapide que celui de nos jeunes écoles sur le français. Plus sensible dans le Triomphe de la Mort que dans les œuvres antérieures, l’effort paraît heureux. J’ignore comment l’apprécieront les philologues ; mais c’est un délice de suivre dans cette prose la magie savante des rythmes et des couleurs. M. d’Annunzio a raison ; on n’est un grand écrivain qu’à la condition de recréer en partie l’instrument dont on se sert.

Persuadé que le Triomphe est une œuvre de premier ordre, j’analyserais plus longuement ce beau livre, si je ne craignais de déflorer le plaisir de nos lecteurs. Ils trouveront très prochainement ici une traduction du roman, — au moins ce qu’on en peut traduire. Aucune publication française n’a osé donner intégralement les inventions de ce terrible homme. Il y faut couper des pages, parfois des chapitres, comme dans le Plaisir. La langue italienne a le privilège, soit qu’elle le doive à sa parenté plus proche avec le latin, soit parce qu’elle est restée plus près du peuple, de braver dans ses mots tout ce que brave le latin. — On s’étonnera peut-être de nous voir louer des écrits qui n’ont avec la morale que des rapports très lointains. Ils ne sont jamais vulgaires, je le répète, un grand souffle d’art y transfigure tout ; et ils ont l’excuse de jaillir, spontanés et irrésistibles, d’un tempérament, au lieu d’être commandés par une spéculation. Il ne sied pas de se montrer prude pour ces flambées de jeunesse ; réservons nos sévérités à ce qu’on pourrait appeler la luxure commerciale, irritante surtout quand elle ose se réclamer de Rabelais, et des autres. Un Rabelais ou un Boccace, un Loti ou un d’Annunzio donnent l’expression d’une nature particulière avec les moyens d’art que