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majorité fixe et cohérente, agissant toujours d’accord avec le gouvernement et résolue d’avance à accepter ses propositions, à le soutenir contre l’ennemi commun. Selon les conjonctures, conservateurs, libéraux, catholiques, chaque parti se résout à appuyer les ministres dirigeans ou à leur faire opposition, et c’est à Berlin plus que partout ailleurs que le gouvernement doit s’accoutumer à regarder ses amis d’aujourd’hui comme ses ennemis de demain. L’Allemagne est le pays des majorités artificielles et composites : celle qui était bonne dans un cas ne l’est plus dans un autre, il faut la remplacer, et les ministres sont toujours aux expédiens pour vivre.

M. de Bismarck excellait à résoudre ce genre de difficultés, et il a déployé autant de diplomatie dans le maniement de ses Chambres que dans les affaires extérieures. M. Emile Ollivier a remarqué avec raison que rien n’est plus propre à former un homme d’État que la vie des champs, et que le fondateur de l’empire allemand avait eu dès sa jeunesse une exploitation agricole à diriger : « Administrateur actif et avisé, il aimait la nature, les bois, les chevaux, les chiens, suivait les foires, savait très bien vendre ses laines ou son grain, apprenait par la vie quotidienne cette finesse et ce savoir-faire pratique, cette diplomatie rurale qui fut toujours la meilleure préparation à l’art de conduire les hommes[1]. » N’a-t-il pas dit lui-même que quiconque s’est habitué à vivre dans les bois, dans les libres espaces d’une verte campagne, où l’on n’entend que le coup de bec du pic sur un tronc d’arbre, a des divinations subites, profondes, qui ne se trouvent pas sur le pavé d’une ville ou autour d’un tapis vert ? Les divinations d’un bon sens guerroyant, aiguisé par l’étude, ne lui ont jamais fait défaut. Il a toujours su démêler le fort et le faible des hommes, et après avoir conclu des marchés pour vendre ses laines ou son grain, il en a conclu d’autres plus tard soit avec les gouvernemens de l’Europe, soit avec les partis allemands ou prussiens, à qui il donnait peu pour recevoir beaucoup. On sait que lorsqu’il est tombé du pouvoir, il négociait un accord clandestin avec M. Windthorst et le centre catholique. Cette négociation lui a coûté cher : l’empereur Guillaume II lui a fait entendre qu’un chancelier qui connaît son devoir n’a point de secrets pour son souverain.

M. de Caprivi, qui n’avait pas de terres à exploiter, n’a jamais fréquenté les foires, et ce n’est pas dans la diplomatie rurale qu’il a fait l’apprentissage de la politique. Il a déclaré au Reichstag que les marchés lui répugnaient, que tant qu’il serait chancelier il n’en ferait point. Ce conservateur aurait été heureux de pouvoir suivre son inclination, de n’avoir d’autre aide que ses amis naturels, de ne jamais

  1. L’Empire libéral, page 361.