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entrepris tant de choses que ses successeurs en étaient réduits à ne rien entreprendre, à se contenter de succès modestes et de l’otium cum dignitate. « Les lecteurs de journaux, disait le nouveau chancelier, ont l’amour des nouvelles à sensation ; ils ne sont contens que lorsqu’il arrive quelque chose, et lorsqu’il n’arrive rien, c’est la faute du gouvernement. »

Mais de toutes les inimitiés qu’il encourut, la plus dangereuse fut celle des conservateurs agrariens, qui ne pouvaient lui pardonner les traités de commerce. Il passait à leurs yeux pour un faux frère, qui n’ayant pas de bien au soleil, s’était facilement résolu à faire bon marché de leurs intérêts. En vain avait-il déclaré que l’agriculture est le premier, le plus noble des métiers, le plus favorable à la vie de famille, aux bonnes mœurs, au développement du sens religieux, au vrai patriotisme, que c’est elle qui fournit à l’armée ses meilleurs officiers et ses soldats les plus disciplinés. Il avait tout gâté en prétendant qu’on pouvait diminuer d’un mark 50 pfennigs les droits d’entrée sur les blés étrangers sans faire aucun tort sérieux à la production indigène, que le consommateur méritait, lui aussi, qu’on s’intéressât à lui, et qu’enfin, l’Allemagne étant devenue un des premiers pays industriels du monde, le gouvernement était tenu d’ouvrir des débouchés aux fabricans et au commerce. Il s’était permis de représenter aux agrariens qu’ils ne pensaient qu’à eux, que le vrai conservateur est un idéaliste, qui sait dans l’occasion sacrifier au bien public son avantage particulier. Les agrariens ne poussent pas l’idéalisme jusqu’à sacrifier le profit à l’honneur, et ils trouvent que le bien public consiste à procurer aux grands propriétaires de gros revenus, clairs et liquides. Désormais ils traitèrent le chancelier en ennemi, et ils ont beaucoup d’intelligences à la cour de Prusse.

Ce qui devait le rassurer, c’est qu’il n’avait jamais rien fait ni rien dit sans s’être concerté avec son souverain. Les bismarckiens ne l’accusaient-ils pas de n’avoir d’autre volonté que celle de l’empereur Guillaume II, d’être un de ces plats courtisans qui croiraient manquer à leur maître s’ils se hasardaient à lui adresser une remontrance ou à lui donner un conseil ? Le docteur allemand qui a paraphrasé ses discours avait tiré son horoscope et lui avait prédit que sa fortune serait toujours à l’abri de tout danger et de toute injure. Professant une égale admiration pour l’empereur-roi, qu’il traite d’incomparable, et pour le chancelier, qu’il met au rang des sages et des infaillibles, il affirmait que ces deux hommes s’étaient unis, conjoints, épousés à jamais. « Ne sont-ils pas faits pour s’entendre ? disait-il. Ils ont au même degré l’amour du bien, le dévoûment à la chose publique et la faculté de faire prévaloir l’esprit de mesure et de raison sur le subjectivisme. » Les docteurs allemands s’abusent quelquefois, et il faut croire que le