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parfait honnête homme, aimable et dévoué, de relations très sûres, portant les honneurs et les dignités avec le sérieux qui convient.

Mais ses compatriotes devinaient, sous cette gravité, une secrète ironie qui les mettait mal à l’aise. Aussi Froude, universellement lu et admiré, n’était-il pas aimé. Il n’a pas eu à sa mort, comme Walter Pater, un universel tribut d’éloges : les journaux l’ont enterré sur un ton aigre-doux ; et je ne vois pas que les Revues se hâtent beaucoup de célébrer sa mémoire.


J’ai trouvé cependant, dans la National Review, de curieux souvenirs d’un Australien, M. Patchett Martin, qui a connu Froude assez intimement durant les dernières années de sa vie.

Froude fut le premier homme célèbre que rencontrât M. Martin, en arrivant à Londres. Il fit à l’écrivain australien l’accueil le plus affectueux, se mit aussitôt à le traiter en ami. Il lui parla de l’Australie, qu’il tenait, naturellement, pour le plus beau pays du monde. Et puis il lui parla de M. Gladstone. Il tira d’un carton une image où le Grand Vieillard était représenté sous l’aspect d’une idole d’Orient, une hache à la main, et considérant avec un sourire béat la foule de ses admirateurs prosternés devant lui. Cette image avait le don de le fasciner. Il se délecta de sa vue, l’approcha de la fenêtre pour n’en perdre aucun détail… « Ce Gladstone, dit-il ensuite, est, comme vous savez, le plus grand de nos orateurs. Jamais encore le monde n’a vu une pareille machine pour forger des phrases ambiguës et pour les exprimer d’un ton assuré et mielleux. Sous plusieurs rapports, croyez-moi, l’homme le plus remarquable de tous les temps ! S’il n’était point cela, pensez-vous qu’il continuerait à gouverner, en présence de faits tels que ceux-ci ? » Et Froude désignait du doigt, à l’arrière-plan de l’image, des scènes de pillage, d’assassinat, toutes les horreurs de la guerre civile.

C’est par haine de M. Gladstone qu’il en était venu à admirer Disraeli. « Dizzy, disait-il, est l’imposteur qui trompe en pleine connaissance de cause ; Gladstone est l’imposteur inconscient. Le premier, incontestablement, vaut encore mieux que le second. »

Annonçant à M. Martin qu’il travaillait à une biographie de Disraeli, il ajoutait : « Il n’y a plus désormais rien à l’ordre du jour, sinon la décomposition, intellectuelle, morale, sociale et politique. Peut-être en résultera-t-il quelque bien pour l’avenir. Mais, en attendant, ce n’est point une chose belle à voir : et le soi-disant progrès me dégoûte par-dessus tout. Seul de tous les hommes d’État, lord Beaconsfield me paraît avoir compris ce qui se passait ; et c’est là ce qui m’intéresse à lui. »

A mesure qu’il avançait dans son travail, d’ailleurs, la figure de