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terre et la Russie amènerait la première à apporter beaucoup de prudence dans son intervention et à s’entendre au préalable avec la seconde pour toutes les démarches à faire. L’Angleterre et la Russie sont, en effet, les plus intéressées des puissances européennes dans la question arménienne, et le fait même que leurs intérêts peuvent se trouver facilement en conflit devait amener, ce semble, de grands ménagemens entre elles deux. Mais les gouvernemens, surtout ceux qui obéissent à l’opinion, ne sont pas toujours libres d’agir ou de s’abstenir. La presse anglaise était remplie des « atrocités arméniennes », comme aurait dit M. Gladstone. Au fait, l’illustre vieillard ne restait pas indifférent à une cause qui lui était chère : les journaux ont publié une lettre de lui, où ses successeurs ont pu trouver comme une invitation à remplir les promesses qu’il a probablement faites autrefois.

L’importance de l’Arménie est tout entière dans sa situation géographique. Cette région montagneuse domine à l’Est le plateau central de l’Asie Mineure habité par les Turcs, qui lui-même domine la région côtière principalement habitée par les Grecs. L’Arménie est un pays assez pauvre, mais elle a l’avantage d’être le point de départ de deux routes naturelles dont l’une conduit vers le golfe d’Alexandrette et l’autre vers le golfe Persique. De là l’intérêt qui s’attache à elle aux yeux des Anglais et des Russes. La nationalité arménienne, courbée depuis plusieurs siècles sous une dure domination, n’existe plus en réalité ; mais ses membres épars cherchent à se réunir, et certaines puissances peuvent être tentées de l’y aider, pour les mêmes motifs qui ont amené autrefois la Russie à créer les principautés ou les royaumes balkaniques, et l’Autriche, ou l’Angleterre, à se substituer à elle en vue d’exercer une influence prépondérante sur ces populations et leurs gouvernemens. Cette politique n’a pas assez bien réussi au gouvernement russe pour qu’il cherche à l’appliquer sur d’autres points. Il semble plutôt que ce soit en ce moment l’Angleterre qui ait ou qui croie avoir intérêt à reconstituer sous son patronage une nationalité arménienne ; la Russie, toutefois, ne peut pas rester indifférente à une œuvre politique qui s’accomplirait contre elle si elle s’accomplissait sans elle, et il lui importe grandement, dans le cas où la nationalité arménienne se reformerait un jour sur sa propre frontière asiatique, de n’avoir pas été étrangère à cette résurrection. Nous rappelions plus haut le parti que l’Angleterre a tiré autrefois des « atrocités bulgares » : en voyant une campagne anglaise du même genre se poursuivre presque dans les mêmes termes en Arménie, le gouvernement russe ne pouvait manquer d’y prêter une extrême attention.

Dès la fin de novembre, on a appris à Constantinople que le gouvernement britannique avait montré une irritation très vive au sujet des événemens d’Arménie. Lord Kimberley les avait déclarés intolérables