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L’histoire et la légende s’accordent en ceci : la Confédération naissante est une démocratie rurale. La géographie elle-même veut que la Suisse soit une démocratie, une confédération de petites démocraties. C’est dans un coin âpre et sauvage, près d’un lac déchiqueté et comme étranglé par des rocs, que la Suisse a été engendrée, de père paysan et de mère paysanne, il y a plus de six cents ans. Le Righi et le Seelisberg ont d’abord été les pôles de ce monde minuscule, auquel le vaste monde, tout voisin, demeurait étranger. — Une série innombrable de gorges étroites et déchirées, descendant, s’éboulant, se précipitant des hautes murailles qui forment l’arête, l’épine dorsale de l’Europe, la ligne de partage des eaux, juste assez larges pour qu’un torrent y puisse creuser son lit et contraignant des fleuves tels que le Rhône et le Rhin, si orgueilleux plus bas, plus loin, à n’être d’abord que des torrens ; deux séries innombrables de gorges, orientées, celles-ci du nord-est au sud-ouest et celles-là du sud au nord, se rencontrant, se heurtant, se coupant, s’enlaçant, s’enchevêtrant, se soudant en un bloc compact, dur et solide noyau de la Suisse, qu’aucune étreinte n’a pu broyer. Autour de ce noyau résistant s’est lentement, peu à peu, agrégée la Confédération helvétique. En premier lieu, Lucerne, à la pointe septentrionale de l’étoile que fait le lac, puis la ville impériale de Zurich, puis Glaris, puis Zug et puis Berne[1] : les Trois Cantons confédérés, liés par serment, conjurés, sont devenus les Huit Cantons ; le bloc a grossi, en se maintenant compact, sans fissure, et sa masse plus pesante tend à se détacher plus vite et plus violemment de l’Empire.

Ce n’est plus, il est vrai, ou ce n’est plus exclusivement une ligue, une république de paysans : aux cantons forestiers se sont joints des cantons urbains. Ce n’est plus une ligue de démocraties absolues ; les huit cantons confédérés ne sont pas tous également démocratiques. Ceux qui avaient rédigé et signé l’acte perpétuel de 1291 ; ceux qui, dans la nuit du Grütli, le 17 novembre 1307, avaient levé la main devant Dieu, le prenant à témoin de leurs paroles, étaient sans doute de conditions diverses : nobles, gens de métier, bergers ou laboureurs, mais tous étaient les hommes égaux et libres des vallées libres et égales d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden. Les magistrats des Waldstätten sortaient du peuple et rentraient dans le peuple : bourgeois n’y voulait dire que citoyen. Mais les villes, Lucerne, Zurich et Berne, villes à privilèges, à ordres, à classes, à corporations, à fonctions souvent héréditaires, avaient, pour elles, leurs bourgeois qui étaient vraiment

  1. L’entrée de Lucerne dans la Confédération est de l’an 1332 ; celle de Zurich est de 1351 ; celle du pays de Glaris et celle de Zug, avec son territoire, de 1332 ; celle de la Tille de Berne, de 1353.