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ainsi se déroule on ruban cette vallée du Vorderrhein, toute pleine d’églises, de chapelles et de chemins de croix égrenant leurs stations sur les collines, — que domine l’abbaye de Disentis et que barre l’évêché de Coire.

Tel est le pays, d’une grandeur sévère et comme religieuse ; les hommes y sont d’une politesse fière et digne. Ils vous saluent, quand vous passez, d’un « bonsoir » en langue romanche où l’on sent la cordialité d’un accueil tout patriarcal. L’étranger qui séjourne ici devient véritablement un hôte. Il faut qu’ils sachent qui il est, d’où il est et ce qu’il veut faire : dès qu’ils le savent, ils l’adoptent, et, chez eux, il se retrouve chez lui. Lui, cependant, s’il est Français et s’il saisit quelques mots de cet idiome mêlé de latin et de celtique et qui ne serait guère, suivant certains auteurs[1], que du latin défiguré par la prononciation celtique, il lui paraît qu’il marche dans la liberté et que c’est de l’égalité qu’il respire. L’idée de « démocratie » s’impose à lui comme une obsession, par l’image d’une démocratie calme et grave, où toutes les affaires sont les affaires de tous et se traitent sans éclat, mais sans désordre. Il est frappé de l’air sérieux dont le paysan qui coupe de l’herbe dans son champ ou casse des pierres sur le chemin parle des choses qui le regardent comme citoyen et de l’air sérieux dont il écoute des choses qui ne le touchent pas ou ne le touchent que de très loin et dépassent de beaucoup le cercle de sa vie et de ses connaissances. Et rien, en revanche, ne peut rendre l’air d’estime profonde avec lequel tel personnage universellement réputé pour ses actes ou pour ses œuvres parle à ce dernier venu, qui est son égal, au moins en liberté, en droit et en considération, dans cette démocratie dont ce n’est pas assurément le moindre miracle qu’elle semble ignorer et la vanité et l’envie.

La cause en est sans doute que, dans la démocratie paysanne et montagnarde des Grisons, il n’y a ni riches ni pauvres. De Tschamut à Trons et au-delà, on ne voit pas un seul château, et l’on serait embarrassé de citer une propriété de quelque étendue ; mais non plus, de Tschamut à Trons, on ne rencontre pas un mendiant. La belle aisance de là-bas ferait sourire, si elle ne le faisait souffrir, un humble rentier de nos villes. Ils y sont bien, en vérité, les deux termes de l’équation : démocratie et médiocrité ! Mais cette démocratie, consolation et récompense de cette médiocrité, tout le monde l’aime, aux Grisons, d’un viril et robuste amour. Le poète Anton Huonder en a très fortement exprimé la puissance dans les cinq strophes du Paysan souverain, dont on ne craint pas de dire qu’elles contiennent toute la nature et tout

  1. Ascoli, Lettera glottologica.