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les bois bariolés de mille façons offrent une juxtaposition immédiate des couleurs les plus crues et les plus dissemblables, car c’est le moment où les arbres dépouillent leur livrée uniforme d’été, la livrée verte, qui les faisait tous se ressembler, et apparaissent chacun dans le costume éclatant qui lui est propre et qui révèle au loin son essence. Sur le fond noir des chênes qui ne se rouillent pas encore, les marronniers étendent au soleil leurs larges feuilles d’or qu’on dirait touchées par un céleste enlumineur. Les hêtres s’habillent d’écarlate, les acacias de blanc, les sorbiers de jaune orange. Sur les coteaux bleus, les peupliers d’un or plus pâle se dressent dans la lumière comme des flambeaux sur un autel, au matin d’une fête. Çà et là, les vernis du Japon incendient le bois de leurs flammèches rouges, parmi les pins qui ne savent pas vieillir, et la pourpre des vignes vierges tranche ardemment sur le lierre obstinément triste et obstinément vert. La chaude journée finissante allume et irrite toutes ces couleurs contraires. Les branches nettement profilées sur le couchant appliquent à ce fond rouge des arabesques noires. Chaque feuille de chêne se distingue, et sa découpure se lit clairement sur le ciel. C’est un paysage dont Corot dirait avec douleur : « On voit tout ! Allons-nous-en ! » Cependant, si durs que soient ces contours, si crus que soient ces tons, ils forment un merveilleux ensemble. C’est qu’ils s’accordent entre eux et que le soleil, de son large pinceau, les fond à mesure qu’il les touche, et en même temps qu’il les avive, les unit. Saisir cette synthèse, appliquer cette concordance, c’est proprement faire œuvre de coloriste. Jusque-là on n’a fait qu’œuvre de collectionneur.

Les Anglais collectionnent des couleurs violentes et ne les harmonisent pas. Cela tient un peu à l’éducation de leur œil par les objets qui les entourent dans le milieu coloré où ils vivent. Londres, ville ensevelie presque toute l’année dans le brouillard, offre très peu de couleurs mais celles qui s’y trouvent ne s’en détachent que mieux sur l’uniformité des tons gris et détonnent aigrement. Sur le noir des maisons enduites de suie et des palais qui ressemblent à des prisons, flamboient le rouge cru des uniformes des soldats, le rouge intransigeant des boîtes à lettres, le rouge viné des cireurs de bottes, le rouge laque des parasols et des affiches d’omnibus. Ces omnibus bariolés d’annonces vertes, jaune canari, écarlates, roulent à travers la ville comme des palettes ambulantes qui déroutent et exaspèrent le sens de la couleur. S’il vient un rayon de soleil, les lointains bleuissent très vite. A cent mètres un paquet d’arbres est azuré ; à trois cents, les ombres d’un portique, d’un de ces portiques bâtis par les frères Adam, se