Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/418

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui tend un livre sévère et une épée nue ; l’autre un brin de myrte fleuri. La première est le Devoir, la seconde est le Plaisir. Le bel adolescent, pourtant, au moment de franchir le seuil de sa vie d’homme, s’est arrêté là, et il dort ; il dort avec grâce, il dort avec bonheur sur ce vieux bouclier qui murmure à son oreille des airs de bataille. Il laisse les deux bras de femmes tendre vers lui, infatigablement, leurs présens, comme si c’étaient de simples branches d’arbres terminées chacune par un beau fruit mûr. Ces deux figures sont si tentantes que l’astucieux enfant voudrait peut-être bien retenir l’une sans perdre l’autre, les suivre toutes les deux à la fois, et dans l’indécision où il est, dans sa paresse de prendre un parti, pour se donner un peu de temps encore, il prolonge son sommeil, pensant que tant qu’elles le verront dormir, ces deux déesses ne le quitteront pas. — Et voici quatre cents ans qu’il dort, toujours sollicité, toujours indécis, et sans doute le chevalier de Raphaël ne se réveillera jamais… Cependant à l’arrière-plan brillent de beaux horizons bleus où l’on aimerait à promener ses joies et ses tristesses, loin de l’espace et du temps, et à respirer cette atmosphère éternelle qui baigne, dans les œuvres d’art, les figures qu’un peintre, qui n’a vécu qu’un jour, a créées…

Tout artiste jeune, inquiet, curieux des voies nouvelles, qui va en Angleterre et qui tombe dans une rêverie, en regardant la Briar rose ou l’Amour et la Mort, ressemble à ce Chevalier endormi. Non qu’il soit sollicité entre le bien et le mal, mais en ce sens que les deux formes d’art qui l’appellent ne sont que des divinités de rêve ou que des mirages de sommeil. D’un côté, une nymphe de Burne-Jones lui présente le myrte de la légende ; de l’autre, une Vertu de Watts lui tend l’épée nue de la morale. En suivant l’une ou l’autre, il se perdrait assurément. Qu’il regarde plutôt, à l’arrière-plan, ces chemins qui serpentent, ces vallons qui se recourbent, ces monts qui bleuissent, ces eaux qui s’enfuient. Qu’il retourne encore, qu’il retourne toujours vers la Nature, la seule conseillère qu’on puisse écouter sans défiance, la seule charmeresse qu’on puisse suivre sans remords. Les peintres anglais sont de grands tentateurs : admirons-les, ne les suivons pas.


ROBERT DE LA SIZERANNE.