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subir, l’âme n’arrive pas à trouver le repos. Partagée entre le désir et le regret, qui se succèdent invariablement en elle et qui presque s’y accompagnent, elle oscille de l’un à l’autre, en proie à une perpétuelle mobilité.

D’autres raisons, les influences extérieures qui par malheur allaient dans le même sens où tendait sa nature, ont contribué à faire de la mobilité la loi elle-même du caractère de Benjamin Constant. Il ne trouve dans les conditions de sa vie aucune fixité, mais au contraire rien que de changeant, d’errant et de décousu. Né en Suisse, transplanté en Hollande, promené d’Oxford à Erlangen, d’Edimbourg à Paris, séjournant tantôt à la cour de Brunswick et tantôt à celle de Weimar, en réalité il n’a pas de patrie. Son éducation est sans règle. Il passe de la tendresse de deux femmes qui le choient en enfant gâté, à la tutelle d’un précepteur sévère. De bonne heure il est laissé à lui-même. Il fait des sottises qu’il qualifiera plus tard d’énormes. J’allais dire qu’il est sans famille. Mais plutôt de sa famille lui est venue cette autre tendance qui, le mettant sans cesse en lutte avec lui-même, a définitivement installé dans son cœur le désaccord et la contradiction.

Faisant quelque part l’inventaire des qualités qu’il a trouvées dans l’héritage des de Constant, Benjamin signale « ce ton d’ironie qui est le style de ma famille, cette affectation de persifler le sentiment, de n’attacher du prix qu’à l’esprit et à la gloire… » Il put tout à l’aise observer ce tour d’esprit chez son père, M. Juste de Constant, pauvre homme, inhabile à se conduire, maladroit et pusillanime, à moitié déclassé par son second mariage. Ce père, chez qui la sécheresse du cœur se compliquait et s’augmentait par la timidité de l’esprit, ne sut inspirera son fils nulle confiance. Il fut pour lui« non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d’abord de pitié et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. » Cette contrainte est, dans les rapports de père à fils, ce qu’on peut imaginer de plus fâcheux. La confiance a besoin pour se développer d’être encouragée ou peut-être sollicitée. L’abandon est une habitude autant qu’un besoin. Faute de pouvoir se livrer, et toute expansion étant impossible, Benjamin s’accoutume de bonne heure à se replier sur soi. On a dit justement qu’il n’avait pas eu d’enfance.

Forcé de se replier ainsi sur soi-même, on en vient par une pente insensible à ne vivre que par soi et que pour soi. La nécessité se change en habitude et l’habitude en plaisir. On s’observe, on s’analyse. On n’est occupé que de ses souffrances et plutôt des imaginaires. On se complaît dans le spectacle de sa misère. On prolonge sous les yeux de l’âme le spectacle de ses erreurs. On trouve à se les reprocher un charme stérile. On est la substance de sa propre pensée. On est à soi-même tout l’univers. C’est l’égoïsme intellectuel, si voisin de l’autre qu’il se confond souvent avec lui. — Cette habitude qu’a Benjamin