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à laquelle tous les gens éclairés sont exposés parce qu’ils voient les deux ou pour mieux dire les mille côtés des objets et qu’il leur est impossible de se décider, de sorte qu’ils ont l’air de chanceler tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. » L’argument est spécieux, et il est commode de faire de l’aptitude à se résoudre l’apanage de la sottise. Parce que ceux qui ont l’esprit obtus sont volontiers entêtés, il ne s’ensuit pas que la fermeté procède de l’inintelligence. Ceux qui prennent parti, ce n’est pas qu’ils soient incapables d’apercevoir plus d’une idée, mais c’est qu’apercevant plusieurs idées ils sont capables de les comparer et de les subordonner. — De même Adolphe professe une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. « Lorsque j’entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion… je me sentais poussé à les contredire… Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible. » Ils ont tort sans doute. Les gens d’esprit savent combien ces maximes sont inégales à la réalité et combien les faits dépassent ces formules où on prétend les enserrer. S’ils acceptent pourtant ces principes tout grossiers qu’ils soient, ce n’est pas parce qu’ils en sont dupes, mais c’est qu’ils ont reconnu qu’il y a plus d’inconvéniens à s’en passer qu’à s’y soumettre. Il est des mots pour discréditer les idées et des artifices de langage merveilleux pour brouiller les notions. Benjamin Constant est un des maîtres de la langue. Il a l’esprit fertile et souple. — Ou encore l’indécision ne serait-elle pas un effet de la bonté ? Il est aisé d’aller droit devant soi quand on ne songe qu’à soi. On hésite pour peu qu’on regarde autour de soi et quand on craint de faire souffrir. Or Benjamin déclare que tout ce qu’il respecte sur la terre, c’est la douleur. Il est convaincu que « la véritable moralité consiste à éviter le plus qu’on peut de la douleur. » Pour lui, devant Dieu et devant sa conscience, il proteste que dans tout ce qu’il a fait il n’a jamais eu que de bons motifs. Les tergiversations, les atermoiemens, les repentirs et les retours, et toutes ces lenteurs qu’on lui a tant reprochées ne partaient que des intentions les meilleures. Il est dommage seulement que ces intentions si bonnes aient eu des résultats si fâcheux. Il n’a su que prolonger les situations les plus douloureuses et non pas épargner la souffrance, mais la faire durer. Apparemment c’est qu’une pitié passagère et languissante n’est pas la même chose que la bonté, et que la notion de bonté ne se conçoit même pas si elle n’est complétée par celle d’énergie. Mais l’énergie est ce qui fait à Benjamin Constant le plus cruellement défaut. Il est incapable de vouloir. Cela chez lui est essentiel. Sa volonté est paralysée et frappée d’une sorte d’ataxie. Il souffre d’une lésion de la volonté. Le trait dominant de son caractère, c’en est l’irrémédiable faiblesse.

Ceux qui sont atteints de cette sorte d’infirmité recueillent de