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que l’on veut bien découvrir pour moi. Je goûte le rata espagnol, qui est très bon. Mais ce n’est qu’en passant, et peut-être me fatiguerais-je du rancho s’il m’était servi tous les jours, à 9 heures et à 5 heures. Le soldat ne s’en plaint pas. Pourvu qu’il ait son café le matin, sa cigarette et un verre d’eau à l’étape, il accomplira les plus longues marches sans un murmure, et retrouvera même, au bout, la force de chanter un refrain de son pays.

— Je vous assure, monsieur, me dit l’officier, quand nous rentrons dans la salle du rapport, que ce sont de braves gens, nos Espagnols.

— C’est presque inutile de le dire à un Français, monsieur… mais qu’est-ce que vous gardez là, dans cette boîte vitrée ?

— L’ancien drapeau du corps.

— Violet ?

— C’est la bannière de Castille, la bannière royale, monsieur. Les régimens d’artillerie l’avaient conservée, par privilège, et parce qu’ils étaient considérés, autrefois, comme des corps royaux. Plusieurs la gardent encore, mais l’ordre est venu de remplacer par le drapeau national, jaune et rouge, nos bannières anciennes, à mesure qu’elles s’useraient. Notre bataillon a perdu la sienne, vous voyez.

Je ne questionnai pas davantage. Il me sembla seulement reconnaître, dans l’accent de l’officier, au regard qu’il jeta sur l’étoffe dont le pli retombait et s’immobilisait pour longtemps, ce regret, cette légère blessure des troupes d’élite auxquelles on enlève un peu de rouge, une soutache ou une plume.

…………………

Et voilà le second soir qui tombe, et la seconde fête qui se prépare. Celle-ci est donnée en l’honneur des officiers des torpilleurs français. Je ne puis pas me guider sur le bruit des pétards ou des fusées. Ils éclatent au nord, au sud, à l’est, au centre de la ville. Mais de vagues accords de fanfare m’arrivent du fond des vieux quartiers. J’erre dans les ruelles où se balancent toujours les draps et les tapis des pauvres. Je me mets, au pas de promenade, à suivre un groupe de jeunes Basques qui ont assurément une idée, et très probablement la même que moi, et j’entre sous les portiques de la place de la Constitution, tout illuminée et toute pleine de monde. Une musique municipale, rangée en cercle devant l’escalier du palais, allume ses lanternes et procède aux essais préalables de ses instrumens. Les cuivres, sous haute pression, roulent des gammes formidables, les bois murmurent. Je reconnais tous les types de chez nous : le tambour accordant sa caisse sur le genou, le trombone aux moustaches retombantes.