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les met en valeur, l’un par l’autre, jusqu’à donner une physionomie, une conversation au plus obscur travailleur. Mes voisins parlent tout haut, par petits groupes serrés autour des piles de valises : « Voilà qu’on ouvre la ligne de la Robla à Valmaceda. Excellent pour nos houilles ! Tout cela va augmenter encore l’importance de notre Bilbao. — Oui, quand les digues de pleine mer seront achevées, nous aurons le plus beau port du Nord. Savez-vous que nous exportons à présent plus de trois millions de tonnes de minerai? — Santander ne s’en relèvera pas. Je vous verrai demain à Portugalete? — Non, je vais aux mines. » Dans l’angle, en face de moi, une scène amusante. Un jeune homme s’avance, du bout du wagon, pour saluer une famille composée du père, de la mère et des deux filles. La mère, qui doit avoir une quarantaine d’années, a conservé des yeux magnifiques, ce qu’il faut de taille pour s’habiller en jeune, et l’humeur vive de ses vingt ans qui étourdit ses grandes filles muettes. « Buenas noches, doña Rosalia! » Elle tourne la tête vers celui qui la salue ainsi, et, de l’air d’une déesse offensée : « Je suis donc bien vieille, que vous m’appelez doña? Si vous voulez que je vous écoute, dites, je vous prie, Rosalia tout court. » La coutume veut, en effet, dans cette Espagne où la courtoisie prend vite une forme affectueuse et familière, qu’un homme supprime le « Madame » dès qu’il a fait deux ou trois visites dans la maison. « Vous avez raison, Rosalia : je ne l’oublierai plus. »

Nous courons, dans la nuit, à travers des gorges, des vallées, des massifs de rochers percés de tunnels ; la lune pose la corne de son croissant sur la bruyère des crêtes ; j ‘entrevois des villages éclairés à l’électricité, des fenêtres rouges d’usines, des cheminées de forges, des moulins, aussitôt disparus derrière une vague nouvelle de cette terre montueuse. A dix heures du soir, je descends dans un Terminus-hôtel, très vaste, tout neuf, illuminé selon Jablochkoff, possédant l’ascenseur hydraulique et le peloton des garçons en habit, rangés sur deux lignes, et dont les masques graves, les mêmes en tous pays, bleuissent sous les lampes. Je ris, malgré moi, en entrant. Ce contraste entre le matin et le soir! Ce mot aussi, qui me revient, d’un Perrichon français arrivant dans un hôtel tout semblable, à Naples, et disant, un peu intimidé par la solennité de l’accueil : « Est-ce singulier, de se recevoir ainsi, entre hommes ! »

Au fond, il avait raison, c’est singulier. Je m’endors en méditant cette parole profonde d’un homme qui avait de la philosophie, et n’y prétendait pas.