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point. Il y a comme une limite de culture inscrite d’avance dans le sang de chacun de nous…

— Encore faudrait-il l’atteindre, dit vivement miss Ruth. — Je sentais dans sa voix le petit frémissement de malaise, presque de colère, que l’évidence des fatalités physiologiques inflige aux âmes d’apôtre. Vous changerez peut-être d’idée, continua-t-elle, quand vous aurez vu l’école que nous avons fondée à Philippeville. Je vous la montrerai un de ces après-midi, si vous restez quelques jours…


Lorsque je quittai le colonel, nous avions, en effet, fixé un rendez-vous pour cette visite. Je devais prendre mon lunch chez lui et nous gagnerions l’école en compagnie de sa fille, qu’un ingénieux appareil perfectionné par lui permettait de transporter d’un fauteuil dans une voiture. Il me racontait ce que nous ferions cet après-midi là, tout en me reconduisant vers ma voiture à moi à travers son parc. Nous avions pris un chemin différent de celui par lequel j’étais arrivé, et comme nous passions devant un petit enclos rempli d’arbres et fermé de murs assez bas :

— Voilà, me dit mon guide, le cimetière où tous les Chastin sont enterrés depuis cent cinquante ans. Voulez-vous voir leurs tombes ? Ces coins-là sont des restes de cette vieille Amérique que les voyageurs oublient trop souvent pour n’étudier que la neuve… Cette dernière pourtant ne s’explique pas sans l’autre…

Nous entrâmes donc dans ce cimetière. La violente végétation méridionale faisait en ce moment de ces quelque trente mètres carrés une immense corbeille de fleurs. Des jasmins sauvages, des aubépines, des chèvrefeuilles, des narcisses y poussaient dans le plus glorieux pêle-mêle. Des glycines montaient aux arbres, et des roses jaunes, de ces miniatures de roses que l’on appelle des banksias, grimpaient par larges touffes le long des noirs cyprès. Des pierres apparaissaient, rongées de vétusté, dans ce jardin de jeunesse, de printemps et de parfum. J’écartai les branches fraîches et les douces fleurs pour déchiffrer quelques épitaphes. La plus neuve de ces pierres, dressée sans aucun doute par les soins de M. Scott, était décorée d’un sabre sculpté. J’en lus l’inscription, et je vis que c’était la tombe du dernier des Chastin, et que ce suprême héritier du nom avait été colonel, lui aussi, mais dans l’armée confédérée. Tout à côté, et sur une autre tombe qui disparaissait à la lettre sous la végétation, je distinguai la date de 1738 et ces mots : « Nouvelle-Orléans. » Je compris que le successeur des maîtres disparus avait eu la pieuse