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idée de faire reposer à côté l’un de l’autre le fondateur du domaine et son descendant. Ce qu’il tenait d’humanité dans cet enclos me remua le cœur. Une lignée de Français dormait là tout entière. Elle avait été puissante, et personne ne restait pour leur rendre hommage, sinon un ennemi généreux qui possédait leur héritage. Et le printemps prodiguait ses splendeurs dans cet asile funèbre, avec cette glorieuse indifférence de la nature que l’on hait quand on est tout jeune, que l’on aime quand on commence de vieillir. De sentir le peu que nous sommes nous aide à recevoir la défaite inévitable d’une âme pacifiée. Quoique, en sa qualité d’homme d’action et qui avait fait la guerre, le colonel ne dût pas éprouver tout à fait la même sorte d’émotion, ce petit enclos mortuaire, que le bourdonnement des mouches emplissait seul de bruit par cette heure lumineuse, ne le laissait pas indifférent. Il se taisait comme moi, et ce fut seulement une fois sortis qu’il reprit sa verve pour me dire :

— Vous avez vu que ce cimetière est bien entretenu ? C’est encore une de leurs anciennes esclaves qui s’en charge. On l’appelle tante Sarah. Vous la connaîtrez à notre école. Elle y fait le ménage des enfans. Cette fidélité fait leur éloge, à ces Chastin, et elle achève de me rendre cet endroit plus cher. Oui, l’on a du plaisir à penser que l’on occupe une maison habitée par des braves gens pendant quatre ou cinq générations. C’est comme de penser qu’il n’y a pas de malheureux autour de vous. Car il n’y en a pas, je vous le répète. Quand vous viendrez à l’école, nous visiterons quelques cases. Vous verrez comme ces gens ont la physionomie contente. Un peu de porc salé et des fruits, et ils se sentent aussi à l’aise que s’ils avaient tous les millions de tous les cottagers de Newport…. Mais voilà la barrière et votre voiture…

Ma petite calèche, en effet, m’attendait dans la propriété même et presque à la porte du cimetière. Je reconnus dans cette délicatesse d’hospitalité le gracieux esprit de la malade. Le colonel donna quelques instructions au cocher, et quand il me dit : « À mardi, une heure, » en me serrant la main, je dus réprimer ma tentation de lui répondre : « Mardi ? comme c’est loin !… » tant j’aurais voulu le revoir plus tôt. L’originalité de son caractère, la noble figure de sa fille, le pittoresque de leur demeure m’avaient saisi d’un de ces intérêts subits que les romanciers de profession connaissent peut-être seuls. C’est comme un ensorcellement de notre nature Imaginative qui nous donne un passionné désir de tout savoir sur quelqu’un, de respirer son air, de vivre sa vie, de penser ses pensées. Tandis que je revenais du côté de Philippeville, le long des routes sablonneuses, à peine si je remarquai la magnificence du paysage, absorbé que j’étais par mes réflexions