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Mes deux interlocuteurs ne m’avaient pas trompé. Lorsque j’eus gravi les trente marches qui menaient à l’étage supérieur et que je me trouvai devant la cellule de Seymour, je le vis, à travers les barreaux de fer, qui, couché dans l’angle, l’œil droit toujours bandé du linge épingle par le colonel, recevait des mains d’un vieil homme une assiette remplie de poissons frits, une autre assiette remplie de gâteaux et une bouteille… Ce vieil homme qui lui apportait ainsi à manger était le même qui le pendrait tout à l’heure, le premier magistrat de la ville et, à ce titre, chargé des fonctions de bourreau. Sa face longue et rude était couverte d’une peau qui, au cou, se gaufrait en rides presque aussi dures que des écailles. Son teint très rouge, ses prunelles très bleues, ses cheveux encore roux dans leur blanchissement, contrastaient d’une manière saisissante avec la face basanée, les longs cheveux ondulés, la prunelle noire du mulâtre, comme sa dignité simple avec l’espèce de souplesse goguenarde que Seymour conservait dans ces dernières minutes. Pour moi, je n’avais plus d’yeux que pour ce bandit qui allait mourir, que j’avais vu défendre sa vie avec une bravoure acharnée et qui maintenant dégustait le poisson frit de ce suprême repas avec une si évidente sensualité. De son bras blessé et bandé comme son front, il maintenait l’assiette sur ses genoux. De l’autre, il déchiquetait les morceaux. Je voyais ces doigts agiles de nègre dépiauter adroitement les débris de ce poisson. Les arêtes craquaient sous ses blanches dents. L’énorme platée qu’on lui avait servie diminuait sans qu’il se hâtât, et quand il eut avalé jusqu’au dernier grumeau de friture, il se tourna vers moi et, comme il avait sans doute remarqué mon attention, il me dit en riant :

— J’emporterai là-haut ma panse pleine de poisson. N’est-il pas vrai ?…

Il avisa ensuite le flacon qui contenait du café noir. Il en but plusieurs gorgées posément, il prit l’assiette de douceurs et la vida de son contenu avec la même lente gourmandise. D’ailleurs personne ne se pressait dans la prison. Le shériff sifflait maintenant un air où je reconnus la marche des cadets de Westpoint. Penché sur un paquet, je le vis en extraire une chemise neuve et des pelotes de ficelles. Des hommes allaient et venaient dans le couloir. Ils disaient un mot ou deux à Seymour qu’ils appelaient « Henry » sans pitié ni dédain. Je sentais partout empreinte cette étrange bonhomie américaine où il y a tant d’acceptation. Aucune névrose n’avait sa place dans cette scène qui ne comportait aucun cabotinage et aucun efféminement. Les deux se tiennent. Elle allait prendre de la grandeur par l’arrivée d’un