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voilà par excellence de l’anormal, de l’imprévu, de l’extraordinaire. Voilà, par excellence, des cas où l’on devrait rire. Or l’escamotage ne fait pas rire. On rit parfois des plaisanteries du magicien, non de sa magie; on est intrigué, étonné, ahuri : on ne rit pas.

M. Penjon[1] a récemment proposé une théorie qui, au fond, diffère assez peu de la précédente. D’après lui, ce qui fait rire, c’est ce qui nous apparaît comme libre, comme échappant à toute loi, comme produit par une activité qui se joue. Les manifestations capricieuses du libre arbitre, voilà la cause du rire : par exemple, les boutades, les jeux de mots, les déguisemens, les niches d’écolier, les difformités, « niches faites par la nature ». « La même raison de rire se retrouverait dans tous les exemples que je pourrais donner... Toujours avec mille nuances, la manifestation soudaine d’une liberté qui détruit les prévisions, mais sans dommage pour nous, sans dommage réel pour les autres. Et, de quelque manière qu’on le prenne, c’est toujours cette spontanéité éclatant à l’improviste, en l’absence de toute cause proprement dite, qui nous fait rire... La spontanéité, ou mieux la liberté même, telle est en effet l’essence de l’agréable ou du risible sous toutes leurs formes, et le rire n’est que l’expression de la liberté ressentie ou de notre sympathie pour certaines manifestations, réelles ou imaginées, d’une liberté étrangère : toujours et partout, il est comme l’écho naturel en nous de la liberté. » — Ainsi la théorie, malgré une certaine préoccupation métaphysique, est très nette : Est risible tout ce qui révèle une liberté ; par suite, tout ce qui est jeu et caprice.

Il ne nous échappe pas que cette théorie, à quelques nuances près, est tout simplement la théorie du baroque. La parenté, l’identité est visible. Comment se révèle la liberté? C’est précisément par l’imprévu de ses effets, par la bizarrerie de ses jeux. Quand un acte nous donner a-t-il le sentiment d’une liberté? C’est quand il nous paraîtra insolite, quand il sera contraire à toutes les lois, à toutes les habitudes, à toutes les conventions, quand il détruira les prévisions, selon le mot de M. Penjon lui-même. — Ainsi, dire que le risible c’est ce qui est libre, ou dire que le risible c’est l’insolite, c’est tout un. Si l’un est vrai, l’autre est vrai ; si l’un est faux, l’autre est faux.

Nous accorderons donc sans peine qu’il y a, dans la théorie de M. Penjon, une large part de vérité. Oui, sans doute, on pourrait trouver, — en forçant seulement un peu les termes, — dans tout objet risible, quelque apparence de liberté. Oui, si l’on veut.

  1. Revue philosophique.