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ou bien c’est l’absurdité qui manque, ou bien c’est le naturel.

De même, pourquoi ne rit-on pas ou rit-on peu des tours d’escamotage et des exercices de cirque ? C’est aussi que l’une des deux conditions fait défaut. Un escamotage est un fait insolite, absurde, contraire à toutes les lois connues ; mais on ne voit pas en quoi il est naturel : il reste mystérieux, on a beau le tourner et le retourner, on n’aperçoit aucun fait familier auquel on puisse le ramener. L’étrangeté de l’effet produit est visible, non sa simplicité : voilà pourquoi on ne rit pas. — Si au contraire le tour est mal fait et que le truc paraisse, on rit : en effet, les deux faces exigées sont maintenant réunies.

C’est pour la même raison qu’un acte hautement moral, un dévouement sublime ne fait pas rire : cet acte est imprévu, insolite ; mais à aucun point de vue il n’est familier ou banal ; — pour la même raison aussi qu’un coup de théâtre ne fait pas forcément rire : c’est que, bizarre ou même absurde d’un côté, il est, de l’autre, non pas familier, mais rare ou tragique ; — pour la même raison encore que la plupart des calembours sont tristes : imprévus d’un côté, ils ne tombent pas assez juste de l’autre ; — pour la même raison enfin que la médisance est souvent morne : c’est que ses révélations ne sont pas toujours imprévues, et parfois qu’elles le sont trop.

Ainsi il suffit de supprimer la cause présumée pour supprimer le rire. Donc la cause présumée est la vraie cause.

Suffit-il maintenant de faire varier la cause pour que le rire croisse ou décroisse ? Les faits suivans semblent le prouver. — D’abord un vaudeville est d’autant plus plaisant que la situation et les mots sont à la fois plus baroques et plus prévus. Un calembour est d’autant plus drôle qu’il est plus inattendu et plus naturel. L’idéal, c’est la parfaite absurdité alliée à la parfaite évidence. Il est inutile d’insister : ces faits sont maintenant assez éclaircis.

Il y a diverses circonstances qui augmentent, qui favorisent le rire. Chacun l’a remarqué, un même objet nous fait plus ou moins rire suivant les jours : hier on riait pour des riens, aujourd’hui on est difficile à dérider. De ces circonstances qui favorisent le rire, les principales sont : le bien-être physique, l’enfance et la jeunesse, le sentiment d’un succès ou d’une victoire qu’on vient de remporter, d’un danger auquel on vient d’échapper. — Ces faits, d’expérience commune, sont-ils d’accord avec notre loi ?

D’abord le bien-être corporel dispose à rire : par exemple, un bon dîner, l’excitation physique du grand air, de la marche, du jeu, ont une évidente influence. — Beaucoup de gens en sont