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palmes en fines graminées. Les dahabièhs, qui sillonnent sa surface limoneuse et brillante, balancent leurs longues vergues gracieuses comme des mouettes, les unes chargées de sable, les autres de cannes à sucre. Nous voguons sur le large dos du dieu paisible et puissant, père de l’Égypte, et le vieux Hapi « que nul ne contient dans ses demeures, » comme dit l’hymne sacré, n’est pas plus encombré des modernes bateaux à vapeur qu’il ne l’était jadis des barques pavoisées des pharaons ou des lourds colosses de granit charriés de Syène.

À midi, nous stoppons à Bedrachin, village de fellahs sous une superbe plantation de dattiers. Sur la pente sablonneuse de la berge, une foule grouillante nous attend et nous salue de loin d’acclamations frénétiques. Elle est massée en deux groupes. D’un côté, toute la jeunesse du village, une centaine d’enfans de quatre à quinze ans, la plupart en chemise bleue. Quelques garçons complètement nus pataugent, sautent, gesticulent dans le limon noir en poussant comme un hourra formidable le cri infatigablement répété de : bakchi…che ! De l’autre, une cinquantaine d’âniers avec leur bêtes attendent et interpellent les voyageurs avant même que le bateau n’ait abordé. Le drogman du navire va choisir les meilleures montures. Il écarte à coups de courbache les refusés, qui ne se donnent pas pour battus et reviennent à la charge. La bataille dure ordinairement une demi-heure dans un charivari d’injures et de vociférations. À toutes les stations du voyage, la scène se renouvellera en épisodes variés. Dans cette âpre lutte pour l’existence, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, ou la persévérance de ces bons âniers fellahs obligés de gagner ainsi leur vie, ou la patience de ces pauvres ânes qui reçoivent encore plus de coups que leurs maîtres, mais qui, dans ce déchaînement de brutalité humaine, représentent la douceur, la sagesse et peut-être le dédain transcendant, cher à quelques-uns de nos philosophes.

Une fois installés sur nos montures, nous traversons le village. C’est tout de suite une impression d’oasis et de vie tropicale. Des huttes en terre sèche sous de hauts dattiers. Çà et là des étangs. Mais ces habitations misérables sont dominées par la solennité et le murmure des palmes. Qui dirait que nous sommes ici sur l’emplacement du vieux Memphis, fondé par Mena, le premier des pharaons, environ cinq mille ans avant notre ère ? Il n’est pas jusqu’à présent dans l’histoire humaine de date plus ancienne. Selon Diodore de Sicile, Mena était originaire de Thini près d’Abydos,le plus ancien, le plus reculé des sanctuaires égyptiens, premier centre du culte d’Osiris. Mena était probablement un pontife des Schésou-Hor. Il conçut l’idée grandiose