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et se populariser à vos dépens. » — Je résume fidèlement cette misérable argumentation, j’en reproduis les propres termes; qu’on veuille bien se reporter au texte : c’est le discours de Pilate. Lareveillère a cru éblouir la postérité par ce témoignage de son grand sens politique : il n’a réussi qu’à nous mettre en garde contre le brevet de fermeté qu’il se décerne à lui-même dans quelques autres circonstances.

Il avait suivi le mouvement jusqu’aux Girondins et un peu au delà: il se cabra quand les Dantoniens en prirent la direction. Ce régicide peu suspect traite Danton, qu’il appelle le Cyclope, en simple chef de brigands. Il se vante même d’avoir fait reculer le monstre redouté de tous, un jour qu’il l’invectiva du pied de la tribune. Le Moniteur en témoigne : ce jour-là, le petit bossu s’attaqua avec vaillance au Goliath de la Convention. Le malheur est que dans tous ces engagemens où Lareveillère se donne le beau rôle, où il nous dépeint un adversaire vaincu par son ascendant irrésistible, que ce soit M. de Brézé, Danton, ou Barras, Carnot et ceux auxquels le directeur aura affaire par la suite, nous ne voyons jamais la sanction des victoires morales qu’on nous raconte. Les faits inexorables nous montrent toujours un Lareveillère débouter de ses prétentions ou de ses desseins. La première, la seconde fois, nous l’avions cru sur parole, nous l’avions admiré; à la longue, le scepticisme nous gagne : nous voudrions au moins entendre la contre-partie, la version des adversaires si radicalement consternés. Ce Poitevin serait-il un Gascon? Pas tout à fait; il y a là un phénomène d’auto-suggestion toujours intéressant à étudier chez les faiseurs de mémoires. Lareveillère écrit, après vingt-cinq ans, dans un isolement chagrin. Des beaux jours lointains où il brilla sur le devant de la scène, tous les incidens lui apparaissent grossis, et plus grossi encore son rôle dans ces incidens. Les paroles qu’il prononça dans telle circonstance mémorable, voilà vingt-cinq ans qu’il les ressasse intérieurement, qu’il les polit, qu’il les aiguise inconsciemment : impossible qu’il n’ait pas lancé sur l’heure ce trait que la méditation de l’événement lui a si souvent fourni depuis lors ! impossible que son adversaire n’ait pas été atterré par un pareil coup de massue! Le souvenir pétrit constamment dans un esprit de cette catégorie une statue personnelle qui grandit, embellit avec les années; les repoussoirs diminuent, s’inclinent devant elle. C’est l’effet inéluctable de la distance et du temps; on peut être de très bonne foi dans cette illusion d’optique. — Un grand M. Perrichon et un tout petit Mont-Blanc, disait ce sagace observateur de Labiche.

Après les journées des 31 mai et 2 juin, après la proscription