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dans la modeste cuisine des frères Thouïn ; on causait en famille des choses de la nature; les femmes faisaient un peu de musique. En pleine Terreur, l’abandon cordial et la gaîté régnaient dans la tranquille oasis du Jardin des Plantes : notre homme d’Etat avait coulé les meilleures heures de sa vie dans cette cuisine. C’est le côté attrayant et touchant de sa physionomie. On connaît mal la bourgeoisie révolutionnaire si l’on ne pénètre pas dans les dessous de ces existences dramatiques : au plus fort de la tourmente, tel jacobin menait une vie de société simple, candide, chez des gens de mœurs aimables et de douce culture. Pour se représenter la face interne de ces hommes, il faut suspendre un tableautin de Boilly derrière la grande toile officielle de David, il faut prêter l’oreille au clavecin qui murmure une ariette de Grétry sous le hurlement de la Carmagnole.

L’opposition de l’ancien directeur ne fléchit pas sous l’Empire. Retiré aux champs, il fut un des rares qui refusèrent les offres du tyran. Je crois bien que le tyran, qui payait les hommes à leur juste valeur, ne se mit pas en frais de grandes tentations pour le théophilanthrope. Petites ou grandes, il les refusa. Il refusa même le serment et sacrifia sa place à l’Institut plutôt que de le prêter. La Restauration ne lui fut pas plus clémente : il eut le chagrin de voir son fils repoussé de la cour royale de Paris, parce que le père avait fait de la fantaisie littéraire avec le calendrier. Quand le jeune avocat s’avança à la barre pour la formalité du serment, le président Séguier s’écria : « Ossian ! qu’est-ce que cela? Je ne connais pas ce nom-là, moi ! Remis à huitaine. » Et Ossian ne fut jamais admis. Lareveillère se consola en écrivant ses Mémoires.

Ils ne seraient pas inutiles, si un livre de plus pouvait nous mieux enseigner cette vérité d’expérience : pour rétablir les affaires d’un grand pays en des temps difficiles, il ne suffit pas d’une honnêteté timorée, d’un entêtement qui joue la résolution, de quelques préjugés à mines de principes, le tout logé dans une cervelle étroite, froide comme un grenier sans feu. Notre fleur vivante et mystérieuse, le génie de la France, ne se laisse pas cueillir par les naturalistes qui cataloguent des choses mortes dans leur herbier.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.