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mait pas à s’expliquer à pleine bouche ; elle mêlait les réticences aux aveux. Ses amis s’en plaignaient. Brentano écrivait à sa sœur Bettina : « Salue la Günderode ; dis-lui que je lui écrirais volontiers, mais que ses réponses sont peu encourageantes. Dieu sait pourquoi nous avons tous été chassés du paradis de sa confiance et par quel escalier dérobé nous y pourrons rentrer ! »

Il ne faut pas croire que la morale romantique fût assez relâchée pour tout permettre. Elle autorisait l’inconstance et la multiplicité des désirs en matière d’amitié ; mais elle entendait que l’amour fût une passion exclusive et jalouse. Si je ne me trompe, c’est Schleiermacher, le grand théologien protestant, qui dans sa jeunesse rédigea pour l’Athenäum, revue fondée par les frères Schlegel, un décalogue à l’usage des femmes romantiques. Le premier commandement était ainsi conçu : « Tu ne dois aimer d’amour que lui, mais tu dois avoir beaucoup d’amis, pourvu que tu ne mêles à tes amitiés ni de vaines coquetteries ni de dangereuses adorations. — Tu ne dois te faire aucun idéal, aucune image, ni d’un ange dans le ciel ni d’un héros fictif tiré d’un poème ou d’un roman ou de tes rêves ; mais tu dois aimer un homme tel qu’il est, car la nature est une divinité sévère, qui punit l’exaltation des jeunes filles jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de leurs sentimens. » Ce décalogue était suivi d’un credo : « Je crois à l’humanité infinie, qui existait avant qu’il y eût dans ce monde des hommes et des femmes… Je crois que je ne vis ni pour obéir ni pour m’amuser, mais pour être et pour devenir, et je crois à la puissance de la volonté et de la culture de l’esprit pour me rapprocher de l’infini, me délivrer des servitudes de l’éducation bourgeoise et me faire oublier que j’ai un sexe. »

Il y a des théories faciles à formuler qui dans l’application souffrent de grandes difficultés. « Tu n’aimeras d’amour que lui, mais tu auras beaucoup d’amis, et tu ne coquetteras jamais avec eux. » Cela est bientôt dit, mais les amitiés romantiques étaient fort romanesques. Savigny, qui avait épousé Cunégonde Brentano, disait à sa belle-sœur Bettina qu’il ne se sentirait heureux et complet que le jour où elle se déciderait à l’aimer en tout bien tout honneur. Bettina remarquait à ce propos que lorsqu’on demande à Dieu son pain quotidien, on néglige de lui demander le vin, mais que cela va de soi. Elle ajoutait : « Cela n’empêche pas qu’il ne soit un ange, et quoiqu’il m’encourage peu à me communiquer à lui, je me sens disposée en sa présence à n’avoir jamais que des pensées auxquelles il puisse s’intéresser. » À la bonne heure ! mais si on ne sait pas exactement ce que Savigny désirait de sa belle-sœur, on sait encore moins ce qu’il attendait de Caroline. Dans les premières lettres retrouvées par M. Geiger, il la traite avec quelque cérémonie ; il l’appelle mademoiselle, lui dit vous et lui demande sa confiance : c’est toujours par là qu’on commençait. Il l’appellera bien-