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légitime : elle forma le projet de se présenter chez Creuzer sous des habits d'homme et de vivre avec lui, en oubliant désormais et son nom et son sexe. Cependant, avant de franchir le pas, elle vouliit consulter Lisette Nees. Comme je l'ai dit, Lisette était tour à tour très folle et très sensée. Si elle regardait Frédéric Schlegel comme un prophète et un martyr de la vérité, cette dévote n'était pas pratiquante. Son romantisme ne lui servait qu'à se procurer des plaisirs d'imagination ; elle pensait qu'il y a beaucoup de choses qu'il est permis de dire et qu'il faut se garder de faire, et pour son compte, fidèle aux vieilles méthodes, elle avait cherché et trouvé le bonheur dans le mariage.

Elle s'empressa de représenter à CaroUne que les plus belles folies finissent toujours mal. — « Prends-y garde, lui écrivait-elle en substance : dans le fond tu es moins passionnée que tu ne le crois, mais les entreprises qui ont un air d'aventure te charment et t'attirent. Tu prétends que le bonheur de Creuzer t'est plus cher que le tien. Singulière façon de le rendre heureux ! Tu te déguiseras en homme et, jusqu'à ta mort, tu n'auras avec lui qu'un commerce d'amitié. Il t'aime tout entière, corps et âme. S'il accepte tes conditions, que penseras-tu de lui ? S'il les refuse, tu te donneras peut-être et tu ne t'en consoleras jamais. Et d'ailleurs t'imagines-tu que les hommes qui fréquentent sa maison seront longtemps tes dupes ? Si la vérité se découvre, Creuzer est à jamais compromis et ton honneur à jamais perdu. » Lisette ajoutait : « Écoute ce que je te dis, ton imagination se vengera de toi ; elle te punira de l'avoir transportée du monde de la poésie et de l'art dans la conduite et les réalités de la vie. Quand on la met où elle n'a que faire, elle meurt en nous dévorant. » Lisette parlait comme un sage, et sa lettre est intéressante : c'est le romantisme jugé par lui-même.

Caroline renonça à son équipée ; mais elle exigea de Creuzer qu'il demandât son divorce et l'épousât. Il eut, semble-t-il, quelque peine à y consentir : il n'était pas un romantique assez convaincu pour n'éprouver jamais aucune inquiétude de conscience. Il avait fait ses confidences à Savigny : « Je suis, lui disait-il, le plus malheureux des hommes dans mon bonheur. » Il finit par se rendre ; il pressentit sa femme ; elle avait un bon caractère, elle se montra accommodante, et tout allait pour le mieux quand survint un incident. Creuzer tomba gravement malade, et sa femme le soigna avec tant de dévoûment que, saisi de remords, à peine fut-il entré en convalescence, il assembla ses amis, leur récita son cas, s'accusa devant eux et, les prenant à témoin, jura solennellement que, s'il guérissait, il ne reverrait jamais Caroline de Günderode.

Elle était alors à Winkel, avec deux de ses amies, Pauline et Charlotte Servière. La personne chargée de la prévenir, n'osant s'adresser