Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/721

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’homme utile et sympathique. M. Waldeck-Rousseau, qui est un merveilleux orateur, en avait de plus brillantes, mais non pas de plus solides, et à quoi lui aurait servi son éloquence dans une situation où on ne parle pas? M. Félix Faure est avant tout un homme de bon sens et de bon jugement, qui ne compte que des amis dans l’une et dans l’autre des deux Chambres, et que l’esprit de parti lui-même a toujours respecté. Les radicaux ont eu beau chercher, ils n’ont trouvé aucun grief contre lui, sinon qu’il n’était pas radical : Il est vrai que les modérés n’en avaient pas d’autre contre M. Brisson, sinon qu’il n’était pas modéré. Entre les deux candidats, il ne pouvait y avoir qu’une lutte d’opinion. On a constaté une fois de plus, pour l’intérêt de la France et de la République, que les radicaux étaient en minorité.

Comment donc se fait-il que, dès le lendemain de son élection, M. Félix Faure ait appelé M. Léon Bourgeois à l’Elysée, et l’ait chargé de former un ministère? Il y a certainement à cela des raisons ou des apparences de raisons, puisque presque tout le monde a approuvé l’initiative de M. le président de la République, mais il est difficile de les bien comprendre. Les radicaux ont-ils la majorité à la Chambre? Non. L’ont-ils au Sénat? Non. L’ont-ils au Congrès? Non. Seulement, ils sont habiles, actifs, insinuans, et ils savent par expérience qu’à force de répéter une chose on finit par la faire croire et par l’imposer. La répétition n’est pas seulement une figure de rhétorique, c’est une puissance politique avec laquelle il faut compter. L’opinion s’est répandue peu à peu que le moment était venu de faire un ministère de concentration à base radicale, et que M. Bourgeois était l’homme le plus propre à le constituer. Sur ce dernier point, nous sommes de l’avis commun. M. Bourgeois, quoique radical, n’a rien du sectaire. Il s’est formé dans l’administration, où l’on prend l’habitude de manier les choses et les hommes, et de chercher entre eux les transactions nécessaires. Il parle bien, sans déclamation. Son caractère est sympathique. Si quelqu’un était capable de concilier les contraires, c’était lui, et, puisqu’il n’y a pas réussi, il faut croire que la solution du problème, du moins à la manière dont il l’a posé, était impossible. Nous n’en avions jamais douté. M. Bourgeois aurait pu aisément faire un ministère radical qui, à la vérité, n’aurait pas duré : son tort a été de vouloir faire un cabinet moitié radical et moitié modéré, ou peut-être aux trois quarts radical, avec un dernier quart réservé aux modérés. Peu importent d’ailleurs les proportions : c’est la combinaison même qui n’était pas viable; bien plus, elle n’a pas pu naître. Cinq ou six jours d’efforts n’ont abouti à aucun résultat. Le premier jour, M. Bourgeois a essayé de s’entendre avec M. Poincaré, et n’y a pas réussi. M. Poincaré est l’adversaire de l’impôt sur le revenu, qui est un des articles essentiels du programme radical; il l’a combattu comme ministre; pouvait-il accepter, toujours comme ministre, de le faire lui-même ou de le