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hommes à la fabrication en commun, les grandes compagnies et la grande industrie travailleraient, malgré elles, à une œuvre qui les dépasse et qu’elles ne comprennent point. Elles ont, nous assure-t-on, dans l’évolution économique contemporaine, une fonction qu’elles remplissent d’autant mieux qu’elles n’en ont pas conscience : elles sont chargées de frayer la voie au collectivisme de l’avenir. Elles sont, à leur insu, ces orgueilleuses compagnies, l’agent le plus actif de la transformation sociale qui doit faire passer les nations modernes de l’industrie privée à l’industrie en commun, et de la propriété individuelle à la propriété collective. La grande manufacture, la grande banque, le grand magasin du capitalisme actuel concentrent les forces économiques au profit du collectivisme de demain. Avec leur organisation bureaucratique, avec leurs légions d’employés et leurs armées d’ouvriers enrégimentés militairement, avec leurs vastes services assimilables aux services publics, ces sociétés géantes, opérant d’un bout à l’autre du territoire, constituent la transition naturelle entre la société morcelée de l’individualisme, où chaque producteur vivait isolé dans son atelier, et la future cité du collectivisme, où commerce, agriculture, industrie, tout étant devenu commun, tous les producteurs associés travailleront également pour la communauté. L’odieuse concentration capitaliste n’est qu’une brève phase historique qui aura pour dernier terme la concentration collectiviste ; l’une conduit à l’autre. Le « capitalisme, » de même que la Révolution, doit dévorer ses enfans; le capital, en accumulant les richesses de la nation aux mains des sociétés anonymes, forge lui-même l’engin de sa destruction, ou mieux de sa nationalisation prochaine. Car la société collectiviste de l’avenir ne sera qu’une gigantesque compagnie réunissant tous les capitaux et tous les moyens de production, une compagnie ayant, à la fois, pour actionnaires et pour employés, tous les citoyens. Ne sont-elles pas déjà, elles-mêmes, ces sociétés anonymes, des collectivités? des collectivités partielles et inégales il est vrai, érigées dans l’intérêt égoïste de certains groupes et de certaines classes, mais enfin des collectivités qui font l’éducation collectiviste des peuples, et préparent l’avènement de la collectivité égalitaire, universelle, définitive? Pour accomplir le vieux rêve de l’humanité et faire de l’utopie d’hier la réalité de demain, il n’y aura bientôt qu’à réunir les compagnies, à fusionner les sociétés anonymes, et à leur substituer l’État, la nation.

Voilà qui tend à devenir un des lieux communs du socialisme. Que de confusion en de pareils rapprochemens, et comment n’en pas sentir le sophisme? Les socialistes, — et leurs crédules