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surtout que dans les pays où la richesse est répartie entre un grand nombre de mains. Plus le morcellement des héritages fractionne les fortunes et hache la richesse, plus les sociétés anonymes se multiplient, car l’émiettement des capitaux les contraint à se grouper pour aborder en commun ce qu’ils ne sauraient tenter isolément. Ainsi s’explique comment chez les peuples où les conditions territoriales ont favorisé l’éclosion d’immenses fortunes individuelles, dans la patrie des ploutocrates, notamment, aux Etats-Unis, les grandes compagnies étaient, hier encore, relativement moins nombreuses et moins puissantes qu’en Europe[1].

Par leur composition, sinon toujours par leur organisation, les compagnies demeurent l’élément bourgeois, ou mieux, l’élément démocratique de l’industrie et de la finance[2]. Elles représentent une chose particulièrement respectable, une chose qui partout est un des grands moteurs du progrès social et que, pour notre malheur, à nous Français, nos gouvernemens ont trop longtemps étouffée ou découragée : l’association.

C’est là une vérité que, à l’instar du public ignorant, la législation française a trop souvent méconnue. Si, pour les entreprises industrielles ou commerciales, la loi admet différentes formes de sociétés, le fisc se complaît à les taxer et à les surtaxer, accumulant sur elles des impôts de toute sorte — droits de timbre et d’enregistrement, droits de mutation ou de transfert, taxes sur les valeurs mobilières, impôt sur les transactions de la Bourse, — sans paraître se douter qu’en frappant, en « tapant » de préférence sur l’association, il frappe, le plus souvent, les petites bourses et les moyennes fortunes. Quoi de plus illogique, en effet, dans une démocratie, que de voir les compagnies, les sociétés financières, commerciales, industrielles, assujetties à des impôts spéciaux, à des taxes de surérogation, dont sont affranchis les grands industriels, les grands commerçans, les grands financiers assez bien

  1. Le fait semble incontestable pour l’Amérique du XIXe siècle. Il importe, en effet, de ne pas confondre, avec les Compagnies, les Trusts et les Pools, les Rings et les Corners, les syndicats temporaires ou permanens d’industriels ou de banquiers pour accaparer une valeur ou dominer un marché. En Amérique cependant, tout comme en Europe, les sociétés par actions tendent de jour en jour à se développer davantage, ce qui montre que, en Amérique aussi, la concentration ploutocratique des capitaux tend à devenir l’exception.
  2. Je rappellerai, par exemple, que la Banque de France elle-même comptait, en 1894, plus de 28 000 actionnaires; le Crédit Foncier, plus de 36 000; et que, pour les sociétés de crédit, aussi bien que pour les compagnies de chemins de fer, le nombre des actionnaires va sans cesse en augmentant, et par suite la moyenne des titres possédés par chacun va sans cesse en diminuant. A plus forte raison en est-il ainsi du nombre des obligataires. Voir les comptes rendus des conseils d’administration pour l’année 1894.