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séparés l’ « exécutif » et le « législatif », assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire n’est guère moins malaisé avec les démocraties contemporaines qu’avec les monarchies anciennes[1]. Il semble qu’il faille en prendre notre parti et que notre Europe, que notre France du moins, doive faire son deuil de cette séparation des pouvoirs politiques, si longtemps et si justement considérée comme la meilleure sauvegarde de la liberté. A peine si, entre eux, nos fictions constitutionnelles suffisent à conserver une mince cloison de papier. Mais, si grande que soit leur importance, les trois pouvoirs de la théorie classique ne sont pas tout dans les sociétés humaines. En dehors de la politique, en dehors de la sphère propre de l’État, s’étend tout un vaste domaine qu’il nous est encore permis de maintenir indépendant des pouvoirs publics : l’industrie, le commerce, la finance, le domaine économique en un mot. Ici, la séparation n’est pas une chimère de spéculatifs ; elle est visiblement dans la nature des choses ; elle existe, en fait, dans tous les pays de civilisation européenne; et pour que nous soyons menacés de confusion entre cette sphère économique et la sphère politique, il faut une époque d’anarchie intellectuelle et de perturbation sociale, comme celle que nous traversons. Au risque de scandaliser les esprits timorés, j’oserai, sous ce rapport, rapprocher les intérêts économiques, les intérêts matériels des intérêts spirituels, et comparer l’industrie à la religion, et la finance à l’Eglise.

Durant des siècles, on le sait, l’État et l’Église, le temporel et le spirituel, ce que le moyen âge appelait les deux pouvoirs, sont demeurés en guerre ; il semblait à l’humanité que la paix entre eux ne pouvait être établie que par la réunion ou par la subordination de l’un à l’autre, tant il paraissait malaisé de tracer entre eux une frontière. Longtemps, l’État s’est persuadé qu’il ne pouvait être indépendant qu’en conquérant le spirituel; il semblait que, pour assurer sa liberté, il lui fallût s’annexer le mystique royaume des âmes. De Philippe le Bel à Henri VIII, et des Hohenstaufen à Napoléon, empereurs et rois, chanceliers et parlemens nous diraient ce qu’a coûté ce long conflit; il a rempli l’histoire, et après la chute des trônes et la ruine des empires, il n’a point encore partout pris fin. Le temps est passé cependant où la grande affaire des princes et des États était de mettre la main sur l’encensoir. L’Église était puissante alors, l’Église était riche; en la réunissant à leurs domaines, en incamérant ses monastères et ses biens, en conférant la crosse et l’anneau, le Hohenstaufen et le

  1. La manière dont la Chambre des députés a pris la sentence du Conseil d’État, lors de l’affaire des compagnies d’Orléans et du Midi, en fournissait, naguère encore, une preuve attristante.