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les députés lui avaient conseillé d’éviter toute provocation, et il croyait savoir que l’impératrice ne voulait pas de sang. Hors de lui comme en lui, tout empêchait donc que, par la netteté des ordres, par la résolution de l’attitude, par la familiarité avec les soldats, il rattachât à lui ces forces d’origine diverse, leur soufflant une âme commune. Si l’heure devenait critique, chaque troupe, livrée à ses chefs immédiats et à elle-même, serait au-dessous d’elle-même, parce que l’absence de chef est déjà un commencement de défaite. La lutte contre l’émeute avait été préparée comme la guerre contre l’étranger.

Le premier trouble fut porté dans les lignes de défense par la garde nationale. Ses deux bataillons de service étaient déjà à leur poste lorsque, vers une heure, un autre bataillon, en armes, le 6e, traversant la place de la Concorde, se présenta à la tête du pont. Comme le général de Caussade n’avait pas fixé et ignorait le nombre de bataillons à fournir par l’état-major de la garde nationale, le général supposa que cette troupe était de service et la laissa pénétrer. C’était un bataillon de la Chaussée-d’Antin, conservateur, et qui, en effet, venait par ordre renforcer les deux autres. Il s’engagea sur le pont, et s’y massa entre les gendarmes qu’il avait dépassés et les sergens de ville qu’il poussa devant lui pour se faire place. Au même moment se présentait un autre bataillon, le 19e, républicain. Celui-ci, relevé de garde au Luxembourg, de sa propre autorité venait, en armes et par compagnies, pour manifester. Le général ne connaissait pas plus les intentions du 19e bataillon que les ordres du 6e, celui-là comme l’autre obtint accès, quelques compagnies dans la cour, les autres sur le pont, derrière le bataillon de la Chaussée-d’Antin.

Partout où la garde nationale se rend, une partie de son effectif rejoint en retard et à l’état d’isolés. Quand les traînards des bataillons entrés, régulièrement ou non, dans les lignes, se présentèrent, ils obtinrent l’autorisation de rejoindre leurs compagnies. Ce fut pour les hommes en uniforme qui étaient dans la foule un prétexte d’approche aussitôt saisi. En se prétendant aussi de service, les plus hardis commencèrent à obtenir passage. Quand ils devinrent trop nombreux, on s’avisa de la ruse et, pour la déjouer, on ne laissa plus pénétrer que les hommes en armes. Ce que voyant, beaucoup de spectateurs allèrent chercher leurs fusils et à leur tour obtinrent entrée. Alors enfin l’on songea à faire reconnaître les arrivans par des gradés des bataillons établis, et l’on empêcha d’avancer vers le Palais les gardes qui avaient pénétré sans droit sur le pont. Mais on ne pouvait plus les rejeter dans la foule : si les lignes s’étaient ouvertes, c’est la foule qui eût envahi. Il resta donc, entre les gendarmes et le bataillon de la