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de camp. Le préfet de police brûle de sa main les pièces de son service qu’il ne veut pas laisser au gouvernement nouveau. Le ministre de l’intérieur ne prescrit rien. Les hauts fonctionnaires songent non à résister, mais à se mettre à l’abri. Tout le monde voit la fin du régime béante, et l’empire est moins combattu que déserté.

Un seul homme, revêtu d’une autorité publique, fit, après l’invasion de la Chambre, une tentative pour défendre non l’empire, mais la loi ; c’était l’homme à qui les défiances du gouvernement avaient enlevé tout moyen d’action. A l’heure où le Palais fut forcé, plusieurs personnes coururent chercher Trochu ; la plus autorisée était un des questeurs, le général Lebreton. Bien que la tentative parût vaine à Trochu, par scrupule d’honneur, il promit de se rendre à la Chambre. Mais à peine son honneur avait-il pris cet engagement, sa raison se réveilla pour juger l’inanité de la tentative, et l’exécution ne garda rien de l’élan qui avait décidé la promesse.

C’est par la rive gauche que le général Lebreton était venu et retourna sans difficulté. Trochu monta à cheval et, suivi de plusieurs officiers, prit, en débouchant du Carrousel, le quai de la rive droite. Sur cette rive, la foule était compacte ; le passage d’un état-major eût suffi à la grossir : la vue du général Trochu devait exciter une curiosité et un empressement bien autres. Par suite, il fut entouré, pressé par une population qui, pour le mieux approcher et l’acclamer à son aise, arrêtait sans cesse sa marche. A mesure qu’il avançait vers la place de la Concorde, il se frayait plus malaisément passage ; il mit trois quarts d’heure à parvenir du Louvre au pont de Solférino. Et il continuait cette marche lente vers le devoir inutile, comme pour laisser aux circonstances le temps d’élever un obstacle qui le dispensât de poursuivre. L’obstacle déjà venait à lui. Trochu et le peuple qui l’entourait se trouvèrent arrêtés par une multitude qui, marchant en sens contraire, remplissait toute la largeur du quai. Un homme de haute taille la conduisait. « Général, dit-il, où allez-vous ? — Au Corps législatif, répondit Trochu. — Le Corps législatif a été dispersé par la foule, l’Empire n’existe plus, un gouvernement nouveau va s’installer à l’Hôtel de Ville. Je suis M. Jules Favre. »

Trochu se vit impuissant à fendre cette masse d’hommes un instant arrêtée, qui reprenait déjà sa marche vers l’Hôtel de Ville, et entraînait dans son mouvement la foule attachée tout à l’heure aux pas du général. Il se sentit plus impuissant encore à changer le cours de ces volontés. Sans mot dire, il tourna bride et rentra au Louvre.