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montagnes pour l’atteindre, en découvrant le lac bleu et les villes assises sur ses bords, ont dû éprouver les sentimens que décrivait Saint-Preux: « L’instant où, des hauteurs du Jura, je découvris le lac de Genève, fut un instant d’extase et de ravissement. La vue de ce pays, l’air des Alpes, si salutaire et si pur, cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’œil humain fut jamais frappé, ce séjour charmant, l’aspect d’un peuple heureux et libre, la sérénité du climat, tout cela me jetait dans des transports. »

Mais ces impressions des arrivans ne s’effaçaient que trop vite, quand une fois les fugitifs avaient passé les portes de la cité, et s’étaient installés dans quelqu’une des rues étroites et sombres de la vieille Genève. Au milieu du beau paysage qui l’entourait, la cité calviniste pouvait être comparée quelquefois à une ruche d’abeilles, quelquefois à un guêpier, toujours à une fourmilière. Le travail et l’économie s’imposaient : ces vertus de fourmis étaient nécessaires aux nouveaux venus. La prose de cette vie ne rebuta pas les familles de bourgeoisie laborieuse qui formaient le noyau de l’émigration protestante. Ouvriers, patrons et marchands, appauvris par l’exil, s’acquittaient pendant la semaine de leur tâche, exerçaient quelque métier monotone, pour avoir la joie austère d’être en paix le dimanche, quand ils venaient écouter les sermons, les prières, et chanter les psaumes qui faisaient courir le risque du bûcher à leurs coreligionnaires restés en France.

Dans la moitié des familles dont Jean-Jacques descend, on arrive, en en cherchant l’origine, à quelque paysan des environs de Genève, qui est venu s’établir à la ville; dans l’autre moitié, on trouve les réfugiés français dont j’ai donné les noms. Il y avait mariage de deux races ; quel fut l’apport de chacune d’elles?

D’aucun côté, rien qui appartienne à la noblesse militaire, qui rappelle l’antique chevalerie; rien que des bourgeois et des rustres. Tous étaient protestans, et la Réformation avait fait ce que fit plus tard la Révolution. A Genève, quand les troupes catholiques eurent lâché pied, Jeanne de Jussie raconte qu’on voyait monter au ciel, de tous les côtés, la fumée des châteaux incendiés: c’est le même spectacle que décrivent, en 1789, les lettres de Sismondi, datées de Lyon. Nulle part, chez les ancêtres de Rousseau, on n’aperçoit quelque tradition de fidélité féodale, ni chez ceux qui ont quitté le royaume des fleurs de lis, ni chez ceux qui ont abattu les écussons où brillait la croix blanche de Savoie. — Des deux côtés, en revanche, beaucoup de sérieux et d’honnêteté ; le commandement divin : « Tu travailleras six jours,