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rapide où les faits se pressent et se hâtent au risque de heurter la vraisemblance. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, nous sommes ici pour faire de la psychologie, semblent dire Georges, Suzanne et Thérèse. C’est du théâtre d’expérimentation. Nous sommes au laboratoire. On se souvient de la Visite de noces plus encore que de nos comédies classiques.

Une pièce de ce genre ne pouvait être confiée qu’à des interprètes d’élite. Elle les a trouvés à la Comédie -Française. M. Lemaître sera le premier à reconnaître tout ce que le Pardon doit à Mlle Bartet. Elle a été admirable. Il est impossible de mettre dans la composition d’un rôle plus d’intelligence, plus de profondeur et plus de variété. L’accent qu’elle donne à chacune de ses répliques nous laisse deviner tout un travail de vie intérieure. M. Worms et Mme Barretta ont fait de leur mieux. Par malheur ils ont cru que ce qu’il y avait de mieux à faire c’était d’être eux-mêmes. Ils ont interprété leurs personnages à leur propre ressemblance. Ils ont contribué parla à nous les rendre plus difficiles à comprendre. Mme Barretta est exquise de douleur vertueuse ; nous n’admettons pas que cet ange ait pu faillir ainsi que cela arrive aux femmes de chair. M. Worms est concentré, joue en dedans et nous donne l’impression d’on ne sait quelle sombre énergie ; on ne s’explique pas qu’un homme si maître de soi ait sa part, une si large part, de l’humaine faiblesse.

Je ne m’attarderai pas à exposer le sujet de ces deux comédies et à indiquer par le menu les moyens dont l’auteur s’est servi. Cette étude a été faite partout. Il en est une autre qui me semble devoir être beaucoup plus attachante et plus instructive. Ce qu’il y a en effet de plus intéressant dans les pièces de M. Lemaître, c’est encore M. Lemaître. Il s’y met lui-même et nous y livre beaucoup de soi. Il y exprime ses idées, il y traduit les nuances de sa propre sensibilité. C’est lui que nous devinons derrière ses personnages, et ceux-ci ne sont que les porte-parole de sa philosophie. Il l’avoue de bonne foi, avec cette ingénuité qui prend sous sa plume un si grand charme. Dans le feuilleton où il nous conte la genèse de l’Age difficile, il écrit : « Imaginer c’est toujours se ressouvenir, et c’est toujours de nous-mêmes que nous nous ressouvenons. La fable que je cherchais est sortie peu à peu d’une pensée qui m’est habituelle et qui est elle-même un des fruits de mon expérience individuelle et de ma vie même. » Il nous convie ainsi à écarter le voile de ces fictions légères. Le théâtre, comme la critique ou le roman, n’est pour lui qu’un moyen de nous renseigner sur le dernier état de son âme et sur la tournure que prennent ses réflexions. Nous n’avons garde de nous en plaindre. Un esprit tel que le sien est d’une qualité trop rare pour qu’il ne soit pas d’un prix inestimable d’assister à toutes les phases de son développement. M. Lemaître est par essence un moraliste. Ce qui fait l’objet de sa