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curiosité toujours en éveil, c’est l’objet même qui s’impose à la réflexion de tous ceux qui pensent. Il voudrait se rendre compte des mobiles les plus secrets d’où dépendent nos actions. Demandons-nous donc quelle est, aux dernières nouvelles, la conception qu’il se fait de l’activité humaine. Elle est d’une précision, d’une simplicité et d’une netteté qui ne laissent véritablement rien à désirer.

« Es-tu inconscient ? » demande au vieux marcheur un personnage de l’Age difficile. Lui, sans se troubler: « Si j’étais inconscient, je ne le saurais pas. » Cette réponse, si spirituelle, est un aveu. Inconscient, ce Vaneuse, qui fait avec le détachement le plus philosophique la théorie et l’apologie de ses vices, persuadé qu’on a le droit de faire ou de laisser faire toutes les vilenies pourvu qu’on ait l’air de ne pas s’en apercevoir. Inconscient ce Montaille qui se livre tranquillement au plus ignoble des métiers, soucieux seulement de conserver un extérieur de dignité. Inconsciente surtout cette Yoyo, petite bête de joie, guidée uniquement par son instinct dont les manifestations lui semblent tout à fait dénuées d’importance. Ce trio est éminemment méprisable. Et c’est bien pour tel que nous le donne M. Lemaître. C’est le côté des coquins. Voici le côté des honnêtes gens. On peut négliger Jeanne Martigny, créature toute passive. Pierre, son mari, est fait d’une étoffe pareille : c’est une étoffe très peu résistante. L’analyse de son caractère est dans la pièce de M. Lemaître une partie vraiment supérieure. Pierre est de ceux que leur complexion destine à être toujours dominés, à subir toutes les influences, à flotter sans direction à la merci des êtres et des choses. Il agit contrairement à ses désirs et à rebours de ce qu’on n’ose appeler sa volonté. Sa conduite donne à ses sentimens et à ses résolutions un perpétuel démenti. Il trompe sa femme sans avoir cessé de l’aimer. Peut-on même dire qu’il la trompe? Bien plutôt il s’est laissé séduire. On l’a pris. Il n’a rien mis de son cœur dans une aventure à laquelle il est resté comme étranger. C’est un timide. — M. Chambray n’est pas un timide. Il serait plutôt le contraire. Il a le goût de l’autorité et il en a la manie. Il est énergique. Il a vécu. Il connaît le monde. Il n’est pas seulement un homme de science : il est un homme d’action. Il a le premier remonté les sources du Niger, il a découvert son coin d’Afrique. Il le dit avec une modestie qui témoigne bien de la grandeur de son âme ; car, après tout, nous n’avons pas tous découvert notre coin d’Afrique. Il s’est dévoué à l’éducation d’une petite fille qui n’est pas sa fille. Il lui a sacrifié sa carrière. Il fait de nobles choses sans affectation, sans fracas, sans en tirer vanité, très simplement. Cela n’est pas banal. En vérité, celui-là est un homme... M. Chambray marie sa nièce : par son affection tyrannique il trouble et compromet le bonheur des jeunes gens. Quand on l’avertit de sa maladresse, il ne sait pas prendre virilement son parti: il préfère s’attarder à de mesquines taquineries. Cela nous surprend un peu. Mais on nous fait observer que