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réglementaire, cet homme tomba, atteint d’une balle au front, et expira sur la botte de son général. C’était un nommé Darrot, clairon au 5e chasseurs, qui avait suivi Canrobert dans toutes les expéditions d’Algérie. « Je lui avais promis la croix d’honneur pour ses bons et longs services : je ne pus que faire placer une croix sur sa tombe. » — Tandis que le général multipliait ses efforts pour arrêter le feu, un coup de canon éclata sur les derrières. C’était un jeune officier d’artillerie qui avait pris sur lui de faire diriger une pièce contre la maison Sallandrouze, d’où partait la fusillade. Furieux de ce nouvel acte d’indiscipline, le chef de brigade tança rudement l’artilleur. Si les souvenirs du maréchal avaient besoin d’une garantie, elle pourrait être fournie par des personnes à qui l’officier en question a rapporté lui-même le fait. « J’eus beaucoup de peine à faire cesser le feu. conclut Canrobert, et, lorsque j’y parvins, nous avions à déplorer des pertes regrettables, tant du côté des bourgeois que de celui des soldats. » — Le maréchal oublie que les soldats tués dans les collisions civiles n’entrent pas en compte comme victimes regrettables ; pas même le modeste héros d’Afrique, le clairon Darrot. Ceux-là ne sont point, paraît-il, des enfans du peuple.

Le chef de la 1re brigade de la division Carrelet s’est exactement conformé au règlement sur le service des places. Si l’on admet que nos officiers n’ont pas à consulter d’autre manuel de casuistique, la cause est entendue. Canrobert fut en ces temps difficiles ce qu’il était partout, un modèle d’obéissance et de régularité. Il apporta dans l’accomplissement de sa corvée toute l’humanité compatible avec le devoir, et il ne dépendit pas de lui d’empêcher les accidens inévitables dans les paniques de la rue. Quant à ses sentimens intimes, quelques lignes nous les révèlent : — « Les événemens dont je venais d’être témoin et où les circonstances m’avaient réservé un rôle militaire me laissaient dans une sorte de malaise. Je n’avais jamais été mêlé à des actions politiques et n’avais jamais cru devoir l’être. Ma vie jusqu’à ce jour s’était passée en campagne, et je n’avais vu que les actes essentiellement militaires qui s’y produisent. » — Ses scrupules se traduisirent par le refus du grade de divisionnaire, « qu’il ne voulait devoir qu’à sa conduite contre l’ennemi extérieur. » Il l’attendit jusqu’en 1853. Quand il apprit le bannissement de ses amis Le Flô, Changarnier et La Moricière, il envoya au ministre de la guerre sa démission. Le ministre eut la sagesse de déchirer le papier et de ne pas répondre. Le mot de Marbot : « Je ne veux pas de Romains dans ma famille, » n’avait pas corrigé notre rigide soldat. Il resta désintéressé de toutes les manières, à une époque où la curée était facile. Dans l’automne de 1853, comme