Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/355

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

romans ou des amateurs de théâtre. M. Sudermann, lui, a eu cette chance, — ou ce mérite, — dès la Femme en gris, qui parut à beaucoup marquer l’aurore d’une sorte de réveil littéraire. Sans parler de deux brillans recueils de nouvelles, son second roman, le Sentier des chats, peinture dramatique et puissante de l’Allemagne orientale après 1813, a retrouvé le même accueil, qui n’a pas manqué non plus à un petit récit haut en couleurs, les Noces d’Yolanthe. Pendant qu’il s’affirmait ainsi comme romancier, il abordait le théâtre avec une fortune égale. L’Honneur a le mérite d’avoir introduit sur la scène — avec une puissance qui n’a peut-être pas été égalée — ces questions de famille et de société auxquelles l’école de la Scène libre s’attaque de préférence. Heimat, qui vint ensuite, souleva des discussions tout aussi violentes et des enthousiasmes tout aussi décidés. Une œuvre d’un autre genre, la Fin de Sodome, — histoire d’un artiste dévoré et ruiné par le « monde », — parut en revanche marquer un temps d’arrêt dans cette marche triomphale. La Bataille des papillons, qu’on a applaudie à Vienne et sifflée à Berlin le 6 octobre dernier, n’aura peut-être pas un meilleur sort. Mais le romancier s’est chargé de réparer l’échec du dramaturge : la presse allemande vient de saluer comme un événement la publication toute récente de l’énorme roman qui porte le titre sibyllin de Es war (titre que nous traduirons par le Passé). C’est à ce dernier livre que nous voudrions nous arrêter un instant, après avoir marqué brièvement le sens général de l’œuvre, déjà considérable, dont il fait partie.


Ce qui frappe d’abord, dans cette œuvre, c’est son unité. Elle roule à peu près sur un thème unique : le désaccord entre l’individu et la famille. Les héros de M. Sudermann sont tous nés dans un milieu qui ne leur convient pas, avec lequel ils sont en continuel désaccord, et ils se débattent, soit pour échapper à la tyrannie de ce milieu hostile, soit pour se mettre en harmonie avec lui. Tantôt ils sont supérieurs à leur famille, qui les écrase ; tantôt ils lui sont inférieurs, et elle souffre par eux : en tout cas, il sont toujours autres, ils sont différens ; et cette différence engendre une série de conflits qui sont souvent, d’un haut intérêt moral et social et constituent, en tant que matière romanesque, une sorte de nouveauté. En effet, on reconnaîtra que ce thème des luttes de famille, surtout provoquées ou exaspérées par des rivalités ou des changemens sociaux, n’est point banal : il se dessine depuis peu dans notre société qui n’a plus la fixité d’autrefois, où l’on voit de soudaines successions de fortunes faites ou d’ambitions réalisées transformer avec une extrême rapidité les