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savent trop. Si le monde se réglait sur eux, on n’aurait plus qu’à se ressouvenir… Ce sont, après tout, les ignorans comme Pascal, comme Descartes, comme Rousseau, ces hommes qui ont peu lu, mais qui pensent et qui osent, ce sont ceux-là qui remuent bien ou mal, et qui font aller le monde. » On s’étonne de voir traiter d’ignorans des hommes comme Descartes et Pascal, qui furent des maîtres de la science, et qui, pour faire leurs découvertes en géométrie et en physique, avaient dû commencer par apprendre tout ce qu’on savait à leur époque ; mais pour Rousseau lui-même, le mot de Sainte-Beuve est injuste : on ne doit pas méconnaître le résultat des efforts que l’étudiant des Charmettes a si longtemps continués pour acquérir des connaissances.

Descartes avait habitué les esprits à l’idée qu’il fallait commencer par oublier tout ce qu’on leur avait appris, pour n’avoir plus devant soi qu’une page blanche, sur laquelle il se chargeait d’écrire lui-même, ou de guider la main de ses disciples. L’existence de l’être pensant, l’existence de Dieu venaient bientôt s’inscrire sur cette page : c’était simple, et en deux pas on allait très loin. Cette marche de la pensée séduisit Jean-Jacques absolument ; il fut gagné dès le premier jour. Les enseignemens de chacune des Eglises auxquelles il avait appartenu avaient été reçus par lui avec la docilité du premier âge, mais il ne s’y était point attaché : son cœur n’y était pas. Il laissa de côté l’idée de dogmes révélés, quand ses lectures lui ouvrirent une autre voie où il pouvait s’engager, et lui montrèrent d’autres perspectives. Il n’y eut pas de lutte en lui : ce fut un vieil habit qu’il posa.

Les systèmes compliqués ne lui plaisaient pas ; quelques idées simples étaient ce qu’il lui fallait : il les trouva, il les débarrassa de tout ce qui les enveloppait chez ses auteurs, il y crut d’une foi sincère et durable qui persista toute sa vie. Les grandes lignes de la Profession de foi du Vicaire savoyard flottaient déjà dans son esprit. On peut dire qu’elle date des Charmettes dans tout ce qu’elle a d’affirmatif, tandis que la partie polémique, et contre les Encyclopédistes, et contre la Révélation, se rattache à une époque postérieure dans le développement des idées de Rousseau. A Paris, l’intolérance des esprits forts l’a rebuté ; en Savoie, il ne les trouvait pas sur son chemin, et les dévots y étaient pacifiques. Personne ne surveillait et n’entravait le développement de ses idées, et ne l’excitait ainsi à quelque lutte. Il devait suivre sans doute les habitudes religieuses qui étaient celles de tout le monde dans le pays, et qu’un nouveau converti, moins qu’un autre, ne pouvait abandonner. Il allait donc à la messe chaque dimanche. Il croyait de tout son cœur au premier et au dernier article du Credo, et il suivait le service avec recueillement. Personne ne lui en