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d’une Prusse concentrée et élevée au premier rang. La Prusse rentrera ainsi dans son rôle, qui est de faire contrepoids à l’Autriche. L’antique jalousie des deux cours s’aigrira de toutes les déceptions de la Prusse, qui aura, pour sa honte gratuite, abandonné à Bâle et à Berlin la cause de l’Empire, et verra sa rivale enrichie des États vénitiens. La France, respectant les États-secondaires, redeviendra l’arbitre de l’Allemagne livrée par la Prusse, vendue par l’Autriche. Protectrice de la Confédération allemande et des républiques d’Italie, elle verra, en cas de guerre nouvelle, les routes de Vienne ouvertes devant elle, et la mauvaise volonté de la Prusse envers la France sera paralysée par la juste méfiance du corps germanique à l’égard des Prussiens.

Ses derrières assurés de la sorte, la Hollande enchaînée et entraînée, l’Espagne achetée avec la promesse du Portugal, il marchera au dénouement pour lequel tout l’ouvrage est composé, la destruction de l’Angleterre. C’est sa pensée dominante dès Léoben, et tout le fond de la paix qu’il veut signer : « La ligue de l’oligarchie européenne étant divisée, la France en profitera pour saisir l’Angleterre corps à corps, en Irlande, au Canada, aux Indes. » Il écrira à Talleyrand, dès que la paix sera signée, développant d’un coup, toutes ses vues : « Nous avons la guerre avec l’Angleterre ; cet ennemi est assez redoutable… L’Angleterre allait renouveler une autre coalition… L’Anglais est généreux, intrigant et actif. Il faut que notre gouvernement détruise la monarchie anglicane, ou il doit s’attendre lui-même à être détruit par la corruption et les intrigues de ces actifs insulaires. Le moment actuel nous offre un beau jeu. Concentrons toute notre activité du côté de la marine, et détruisons l’Angleterre. Cela fait, l’Europe est à nos pieds[1]. »

« Cela fait… » Pour l’essayer, il lui fallut renverser la proposition et commencer par mettre l’Europe à ses pieds, et « cela » même ne suffit point encore ! Mais à quoi bon subjuguer l’Europe et détruire l’Angleterre, si ce n’est pour étendre au-delà de l’Europe la suprématie conquise ? En 1807, afin de liguer le continent contre l’Angleterre, Bonaparte insinuera à la Russie un partage de l’Empire d’Orient ; en 1797, croyant possible de neutraliser le continent, il médite sur ce même partage, qui serait alors, non pas la condition, mais la conséquence de la destruction de l’Angleterre. C’est ici que commencera la « magnificence », et que s’accomplira, par le peuple souverain et au profit de la République, le rêve qui depuis les croisades hante les imaginations françaises. La Méditerranée a des portes, que l’on peut

  1. 18 octobre 1797.