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fermer aux Anglais. Il suffit de leur reprendre Gibraltar, ce sera le bénéfice de l’Espagne dans la victoire commune. La France occupera l’Égypte. Les esprits sont pleins de cette expédition ; les cartons de la marine et des affaires étrangères en renferment plusieurs plans. L’écrit de Volney sur les velléités d’alliance russe, en 1788, est dans toutes les mémoires : « Un seul objet, dit l’auteur alors très populaire des Ruines, peut indemniser la France… la possession de l’Égypte. Par l’Égypte, nous toucherons à l’Inde, nous rétablirons l’ancienne circulation par Suez et nous ferons déserter la route du cap de Bonne-Espérance. » Talleyrand, qui travaille à reconquérir l’opinion, el prépare sa rentrée aux affaires, écrit un mémoire qu’il lira, en juillet, à l’Institut ; il traite de l’expansion de la France, et il prête ce beau dessein sur l’Égypte au duc de Choiseul, « un des hommes de notre siècle qui a eu le plus d’avenir dans l’esprit[1]. »

Bonaparte en avait davantage, et ce n’était pas pour fonder une colonie, « valant à elle seule toutes celles que la France avait perdues », qu’il songeait à aller en Égypte. « Les temps ne sont pas éloignés, écrit-il au Directoire, où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte… C’est en vain que nous voudrions soutenir l’empire de Turquie : nous verrons sa chute de nos jours… » « Il faut être à même de le soutenir ou d’en prendre notre part. » D’où l’importance extrême qu’il attribue à Ancône et aux îles Ioniennes : elles sont des stations naturelles sur la route du Levant. Il en est de plus profitables encore : « Pourquoi ne nous emparerions-nous pas de l’île de Malte ? » Le grand-maître est mourant… Cette petite île n’a pas de prix pour nous. Avec l’île d’Elbe qui nous viendra « de l’héritage du Pape », la Sardaigne qui sera dans notre dépendance, Gênes qui nous sera subordonnée, « nous serons maîtres de toute la Méditerranée. » Il importe que l’Autriche n’obtienne ni Raguse, ni les bouches de Cattaro : les Turcs et les Albanais, au besoin, s’y opposeront, soutenus par nous. A aucun prix, nous ne devons permettre que les Napolitains s’établissent à Ancône, surtout à Corfou, Zante et Céphalonie : ce doit être désormais « la grande maxime de la République. » — Bonaparte lance ces vues dans ses lettres au Directoire par fusées soudaines et éblouissantes, comme elles lui viennent à l’esprit ; mais, à mesure qu’il les conçoit, il les définit, les précise, les dessine, et, lorsqu’il les propose, il en a déjà entrepris la réalisation[2].

  1. 13 juillet 1797. Mémoires de Talleyrand, t. V, p. 262. — Lettre à Bonaparte, 23 août. Pallain, le Ministère de Talleyrand, p. 124-125.
  2. .Lettres au Directoire, 26 mai, 16 août, 13 septembre 1797.