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ses prises le plus redoutable et le plus entreprenant de leurs agens, le plus insidieux des conspirateurs et « le pire des drôles, » dans un temps qui en comptait beaucoup : le comte d’Antraigues[1]. Les émigrés avaient déjà tourné les yeux vers le petit « bamboche corse » qui travaillait si bien, et l’idée leur était venue tout de suite de le faire travailler pour leur compte. Ils n’avaient, il leur faut rendre cette justice, jamais songé à reconquérir la France par l’opinion : c’était le rêve, très chimérique, de quelques royalistes demeurés à l’intérieur, des « monarchiens » jugés et condamnés depuis longtemps par l’émigration. Les émigrés ne firent jamais fond que sur la force, et ils auraient préféré, ayant le choix, celle d’un général républicain à celle des armées étrangères. Pas plus que les républicains, ils ne reconnaissaient César, qui les enveloppait déjà ; mais ils étaient obsédés de Monk. Tout homme qui surgissait dans la République se désignait à leurs insinuations : ainsi Dumouriez en 1793, Pichegru en 1795 et en 1796. Frotté avait tenté, en Vendée, d’entraîner Hoche ; d’autres rôdaient autour de Moreau. D’Antraigues fut chargé du même office auprès de Bonaparte.

Il devait lui offrir l’épée de connétable et le duché de Milan. Il s’aboucha, à cet effet, avec un de ses compatriotes du Vivarais, Boulard, qui exerçait un commandement à l’armée d’Italie. Ce qu’il en tira de plus clair, ce fut à la question : Rappellerez-vous les Bourbons ? cette réponse d’un général français : — « Il nous faut, si nous avons un prince, une race nouvelle qui nous doive le trône : l’ancienne nous exterminerait. » Bonaparte en fut instruit. Sut-il, en outre, qu’une autre espèce d’intrigant et d’espion, Montgaillard, avait demandé à Lallement, ministre de France à Venise, une lettre d’introduction près de lui, qu’il se vantait de le circonvenir, qu’il avait dénoncé, à mots couverts, les pourparlers plus que suspects de Pichegru avec Condé et indiqué que d’Antraigues en possédait le secret ? Toujours est-il que d’Antraigues fut désigné à Bonaparte comme tramant à Venise, sous le couvert de la légation russe, des complots contre les Français : il passait même pour l’un des instigateurs des Pâques véronaises.

Bernadotte et ses troupes investissaient les frontières vénitiennes et tenaient toutes les issues. D’Antraigues se décida à prendre la fuite ; il ne se décida point à détruire ses papiers : le commerce des papiers est la dernière ressource des gens de sa sorte. Quand il partit de Venise avec l’envoyé de Russie, il emporta trois portefeuilles et les confia à sa femme, la fameuse Saint-Huberti. Aux avant-postes français, on arrêta les voyageurs :

  1. Voir Léonce Pingaud, Un Agent secret sous la Révolution et l’Empire, 2e édition ; Paris, Plon, 1894. — Cf. Mémoires de Bourrienne, t. Ier.