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contre-révolution ; il se les associera en leur distribuant ce qu’ils aiment par-dessus tout, l’exercice du pouvoir ; il tiendra les anciens nobles par un bonheur qu’ils ne connaissent plus : vivre dans leur maison, retrouver leurs familles, refaire leur fortune ; l’armée par les grandeurs, les richesses, les enivremens de la conquête, les délices de la paix ; tous par l’illusion de cette paix glorieuse et de la France prospère dans les frontières de la Gaule. Aux Italiens émancipés, il donnera des assemblées, des pompes nationales, l’opéra triomphal de la liberté ; à l’Autriche, aux Bourbons d’Espagne, aux princes allemands des territoires à usurper, des peuples à partager ; à l’Eglise, un concordat ; au Directoire enfin, en attendant qu’il le renverse, la force, l’argent, le prestige sans lesquels ce gouvernement ne peut subsister. Voilà tous les élémens du 18 Brumaire groupés. Un observateur intelligent des choses de France écrivait dès le mois de janvier 1797 : « Qu’un homme de génie paraisse, et tout sera asservi[1]. » Bonaparte s’ouvrit de ses desseins à Miot, à Mombello. Dans une conversation, qui est comme une page anticipée de ses Mémoires, il résume les vues qui réglèrent sa conduite dans les deux grandes alla ires de l’automne, le coup d’Etat de fructidor et le traité avec l’Autriche : « Je ne voudrais quitter l’Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n’est pas encore venu : la poire n’est pas mûre. Mais la conduite de tout ceci ne dépend pas uniquement de moi. Ils ne sont pas d’accord à Paris. Un parti lève la tête en faveur des Bourbons ; je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien affaiblir un jour le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profil. En attendant, il faut marcher avec le parti républicain. Alors, la paix peut être nécessaire pour satisfaire les badauds de Paris, et, si elle doit se faire, c’est à moi de la faire. Si j’en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l’opinion que toutes mes victoires. »


ALBERT SOREL.

  1. Rapport de Sandoz, 12 janvier 1797. Bailleu, op. cit.