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indépendance entre elles : le bataillon continuait à se mouvoir d’une pièce, au commandement direct, à la voix de son chef. Ainsi compris, le fractionnement du bataillon n’était qu’une complication, qu’une aggravation apportée aux anciennes évolutions.

On parlait bien aussi des tirailleurs, mais toujours comme à regret, comme d’un mal nécessaire, non comme d’un procédé raisonné, établi sur une conception nouvelle du mode de combat appropriée à l’armement nouveau.

Tel qu’il était cependant, le règlement de 1869 était un pas dans la bonne voie, et peut-être l’infanterie française se fût-elle tirée de la fâcheuse situation où son incurie l’avait placée, et eût-elle réussi à « se débrouiller » une fois de plus[1], si une funeste erreur n’était venue paralyser tout à coup ses plus brillantes qualités natives.

Cette erreur n’était autre que celle de la supériorité de la défensive sur l’offensive. L’extrême puissance de l’arme moderne y avait donné naissance ; les échecs dus à l’offensive à outrance et irréfléchie des Autrichiens en 1866 ne furent pas étrangers

  1. Nous n’en voulons pour preuve que l’attaque de Noisseville par le 95e (colonel Davout), le 31 août 1870. Ce brillant coup de main fut exécuté par 2 bataillons. Le 1er fut chargé de l’attaque de front. Il déploya 3 compagnies entières en tirailleurs, 2 autres constituèrent une seule colonne qui forma réserve et soutien des tirailleurs, la 6e compagnie (le bataillon comptait alors 6 compagnies de 100 hommes environ) occupa une ferme comme point d’appui. Le 2e bataillon fut chargé de l’attaque enveloppante. Les 6 compagnies se formèrent en 3 colonnes de division par section. Chaque colonne, forte de 4 sections à 25 files, détacha en avant une section en tirailleurs. Le bataillon marcha en échelons, la droite en avant avec 150 pas de distance et 100 pas d’intervalle. Les tirailleurs devaient seuls faire usage de leur feu, défense absolue aux colonnes de tirer un seul coup de fusil. Il y avait 1 500 mètres à franchir, dont 7 à 800 à découvert.
    « La faible profondeur, dit l’auteur de l’« Étude » dans laquelle nous puisons ce détail, de chacune des 3 colonnes, leurs grands intervalles, leur marche sans arrêt, atténuent beaucoup les effets de l’artillerie.
    « Des vides se font dans les rangs des petites colonnes ; les officiers font serrer, l’ordre est maintenu, le mouvement en avant s’accélère. A 400 mètres du hameau, la ligne des tirailleurs est reçue par un feu rapide des plus violens ; elle s’arrête et y répond. Les échelons la rejoignent ; malgré leurs pertes, ils sont solides et dans la main de leurs chefs. Les tirailleurs cessent de tirer. A droite, ils se groupent dans les intervalles des colonnes ; à gauche, ils conservent une certaine avance, et soudain, d’un élan rapide, tout le monde se précipite à la baïonnette. Les défenses du sud de la route sont emportées, le petit bois est occupé. » — Cet exemple montre le parti qu’un chef intelligent et énergique sut tirer de cette formation bâtarde appelée alors colonne de division. Son initiative hardie fut couronnée d’un plein succès. C’était encore là « l’alliance indissoluble du feu et de la charge », tout l’esprit de la tactique moderne dans la double forme que le règlement d’alors lui permît de revêtir.
    Il est à croire qu’un si bel exemple eût trouvé des imitateurs, et qu’une fois de plus l’infanterie française se serait débrouillée, c’est-à-dire affranchie des entraves de la tactique officielle pour appliquer des procédés de combat mieux en rapport avec les armes modernes, si les esprits n’avaient été d’avance paralysés et les meilleures intentions barrées par les désastreuses tendances que nous signalons plus haut.