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A les entendre, la tourmente de 1870 n’avait pas seulement balayé les vieux restes de la tactique de Frédéric II et achevé la ruine du règlement de 1791 comme de tous ceux qui s’y étaient rattachés par la suite ; il y avait plus, il y avait un fait autrement grave : la tactique napoléonienne elle-même, la tactique traditionnelle française, déjà ébranlée en 1866, était, elle aussi, atteinte par la guerre de 1870.

Les colonnes de bataillon s’étaient montrées trop exposées aux effets foudroyans du tir ; le nombre des tirailleurs dont on avait fait jusqu’alors usage avait été notoirement insuffisant, et leur rôle véritablement dérisoire auprès de celui que la tactique nouvelle les appelait à jouer. Quoique le fusil à aiguille ou le chassepot ne fussent encore que des armes très imparfaites, dont le perfectionnement ne devait pas tarder, ils avaient cependant porté à un si haut point la puissance du feu que déjà tout disparaissait devant elle et qu’on pouvait prévoir le moment prochain où elle deviendrait le facteur principal du combat. La brutalité de ce fait ne laissait pas de place à la discussion : il fallait, sans hésiter, passer l’éponge sur le passé.

Il était tout naturel que la jeune école qui, après 1870, s’était donné la mission de poursuivre la réforme de notre tactique se tournât d’abord vers l’Allemagne et cherchât simplement à imiter les procédés de combat auxquels celle-ci devait ses victoires.

Or, je l’ai dit plus haut, au premier moment d’enthousiasme excité par la campagne de 1870, les Allemands n’avaient qu’une voix pour préconiser le combat par compagnies indépendantes et célébrer l’action prépondérante des tirailleurs. Ceux-ci livraient les batailles que les capitaines gagnaient. Ils ne devaient plus être des auxiliaires plus ou moins utiles, un accessoire dans le combat ; ils ne devaient plus former ce rideau protecteur dont le feu préparait l’attaque des colonnes qu’il masquait ; ce rôle modeste que leur attribuait la tactique napoléonienne n’était plus de mise. Au contraire, dans le combat moderne la ligne des tirailleurs devenait la véritable ligne de combat. Eux seuls devaient engager, poursuivre et terminer le combat, par la raison très simple et très forte que devant la puissance des armes modernes eux seuls étaient en état de paraître sur le terrain de l’attaque, de s’y maintenir et d’y agir. Sous le feu de l’infanterie, il semblait qu’il n’y eût plus ni colonnes ni ligne déployée dont l’emploi fût possible. Ces tirailleurs devaient à eux seuls absorber le rôle assigné jusqu’alors à ces deux formations. Aux tirailleurs le rôle actif, aux troupes à rang serré le rôle accessoire, la fonction modeste de soutien et de réserve. C’était le renversement complet de l’ancien mode de combat.