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En posant avec éclat le principe fondamental de l’ordre dispersé, la toute-puissance du tirailleur, on n’en prévoyait peut-être pas la principale conséquence. Elle ne devait pas tarder à s’imposer avec une irrésistible logique.

En effet, la force du tirailleur réside dans la puissance de son arme. S’il paraît prendre dans le combat ce rôle prépondérant, c’est grâce au perfectionnement de l’outil que la science a mis entre ses mains. Si le combat ne doit plus être que la lutte à coups de fusil de deux lignes de tirailleurs, c’est à l’énorme puissance du feu que ce résultat sera dû. L’apothéose du tirailleur, est la consécration de la toute-puissance du feu. Plus de lignes, plus de colonnes. L’ordre profond et l’ordre mince seront renvoyés des à dos. L’action du feu, si on sait en tirer parti, suffira à décider du sort de l’action, parce qu’elle peut suffire à anéantir matériellement l’adversaire. Dès lors, à quoi bon s’exposer aux coups et subir des pertes inutiles en s’obstinant à courir sur son adversaire ; au lieu de le chasser à coups de fusil ? La charge ne sera bientôt plus qu’une légende, et la baïonnette un instrument à déposer dans les musées à côté des armures, des mousquets, des fusils à pierre ou à piston.

Telle était, en effet, la conclusion logique de l’engouement passionné pour l’ordre dispersé, pour l’emploi exclusif des tirailleurs, pour l’abandon absolu de toute formation à rangs serrés dans le combat. Les Allemands n’avaient garde, il est vrai, d’aller aussi loin, mais il n’était pas dans notre nature de nous arrêter ainsi à mi-chemin et de ne pas pousser aux extrêmes limites les conséquences logiques de notre théorie nouvelle. C’est ce que faisait le général Lewal dans ses retentissantes Etudes (1874), lorsqu’il résumait ce qu’il appelle les prodromes incontestables de la tactique moderne et disait : « Le feu a une immense supériorité sur le choc : le feu est donc l’essentiel, et le choc l’accessoire. » Et il répétait avec insistance : « En France, on s’est, laissé détourner du véritable but, le tir, pour s’attarder au choc par un reste d’esprit chevaleresque. A mesure que l’instruction se répandra dans l’armée, on comprendra mieux l’erreur dans laquelle on est tombé, et le préjugé favorable au choc disparaîtra. »

Telle était donc la conclusion à laquelle on aboutissait en France vers 1875. Le feu est tout, le choc n’est plus rien. L’offensive n’est plus, en réalité, que le bombardement des positions de l’ennemi. Un bombardement bien dirigé rendra la position intenable pour l’adversaire, qui l’évacuera, ou aboutira à son anéantissement matériel. S’il en est besoin, on en complétera les effets par un court mouvement en avant des tirailleurs,