Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/817

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

décoration au moins nous soit empruntée par son pays, l’ordre du Cordon bleu récompensant les talens culinaires trop rares. Indiscrète et agressive comme il convient à un journaliste de tempérament, elle pénètre au Sénat, au Congrès, amène au jour un scandale quand l’occasion s’en présente, interpelle familièrement l’oncle Sam sur les affaires extérieures ; elle applaudit à tous les efforts individuels des femmes sans jamais être l’avocat attitré et systématique de leurs prétentions. Par Kate Field nous savons que l’initiative féminine a créé dans les États les plus reculés de l’Ouest des sociétés chorales, des orchestres, des compagnies d’opéra dont le premier effet est d’adoucir les mœurs ; rien ne lui est inconnu des choses du théâtre : elle a dans sa carrière errante et active touché un peu à tout. C’est encore le Washington qui a révélé au monde l’existence d’une colonie exclusivement composée de femmes sur le territoire d’Oklohama, dont la plus grande partie est jusqu’ici couverte par des tribus indiennes ; deux douzaines de femmes environ sont arrivées là en même temps que les premiers colons blancs ; elles se sont assuré des terres qu’elles exploitent et dont l’entrée est rigoureusement défendue aux hommes.

« Je voudrais les voir dans trois ans, s’écrie drôlement Kate Field, et juger de l’état de leur estomac, de leur toilette, etc. Trouveront-elles nécessaire d’avoir de bons dîners substantiels et une robe du dimanche, aucun homme n’étant présent pour apprécier ces choses ? Sauront-elles planter un clou et s’acquitter d’autres menues opérations du même genre pour lesquelles leur sexe est notoirement maladroit ? Et de quoi causer dans une communauté où il n’existe ni chiffons ni amoureux ? Quelles seront les récréations de ces célibataires endurcies ? Comment se recruteront-elles ? M’est avis que, s’il n’est pas bon que l’homme vive seul, il est plus mauvais encore pour la femme de se mettre à ce régime. Souvent elle a entrepris de le faire depuis que le monde existe ; le long du chemin de l’histoire s’échelonnent des myriades de communautés féminines, qui prouvent que la tentation de se débarrasser de l’homme une bonne fois nous est venue, puissante, irrésistible, dans tous les temps, mais l’expérience prouve que les seules de ces entreprises héroïques qui aient réussi sont celles que jadis protégeait du dehors la force et l’autorité de l’Eglise. »

Le bon sens ne manque pas plus que le franc parler à Kate Field. Elle s’est rendue fameuse par une campagne menée à ses risques et périls contre le mormonisme. D’abord la simple curiosité la conduisit au Lac Salé ; elle avait voulu visiter ce territoire d’Utah,