Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/941

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les artistes soucieux de donner forme à leur idéal. Néanmoins, dans ses pièces « sociales », M. Dumas reste très voisin de nous. On comprend aisément ce qu’il veut dire, le but qu’il poursuit, les moyens qu’il préconise. Ses idées sont bien déterminées et ses conclusions sont précises. Il est d’avis que le fils naturel, étant un innocent, ne doit pas payer pour une faute qui n’est pas la sienne et que l’irrégularité de sa naissance ne saurait être pour lui une tare. Il répète, sans d’ailleurs arriver à nous convaincre, que dans le cas de la fille séduite toute la faute est au séducteur ; et il réclame donc que la fille-mère soit traitée non en coupable, mais en victime. Il pense que le mariage indissoluble est un admirable instrument d’iniquité : il demande donc, au nom de la justice et pour le plus grand bien de la morale outragée, le rétablissement du divorce. Dans tout cela nous voyons clairement à quoi songe l’écrivain et à qui il s’adresse. C’est de notre société qu’il s’occupe, afin de l’améliorer. Ce sont nos préjugés qu’il attaque. C’est notre code qu’il travaille à réformer. Le champ est circonscrit, l’horizon est limité, la vue est nette… Mais quand on a commencé à généraliser, il est rare qu’on s’arrête à mi-chemin. Quand on a pris goût à l’abstraction et coupé les biens qui rattachaient la pensée à la réalité concrète, on cède au besoin d’aller toujours plus loin, de s’élever toujours plus haut. Il y a une folie de l’espace et un vertige de l’absolu. Il ne suffit plus à M. Dumas de s’occuper des intérêts de la société ; son regard s’est singulièrement élargi : ce qu’il embrasse maintenant d’un coup d’œil, c’est l’Humanité elle-même. Il se place en dehors des temps ; il élimine toutes les différences qui viennent du milieu, de la race et de la date. Il ne s’attache plus qu’à ce qui est durable, permanent, irréductible. Il ne tient compte que du principe et de l’essence. Il assiste à la lutte de l’homme et de la femme, mieux encore, du masculin et du féminin, du bien et du mal, de la vie et de la mort, du divin et du terrestre. Il écrit la Femme de Claude, l’Étrangère, la Princesse de Bagdad. On savait exactement quelle femme est Suzanne d’Ange, à quelles difficultés elle se heurte, avec quelles armes elle se défend. Sylvanie de Terremonde, ni épouse, ni fille, ni mère, ni amante, est une créature d’énigme et de mystère : « Quand je vois la comtesse avec son regard impassible, son sourire fixe et ses éternels diamans, il me semble voir une de ces divinités de glace des régions polaires sur lesquelles le soleil darde et reflète ses rayons sans pouvoir jamais les fondre. » La femme de Claude est l’éternelle Messaline, la prostitution moderne rejoignant à travers les temps la prostitution antique. Mistress Clarkson est la Vierge du mal. Sous ces noms différens, à travers ces aventures extraordinaires, dans ces décors de féerie, ce qu’on nous convie à contempler c’est la femme en train d’accomplir son œuvre de destruction. — On savait