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peuple et fonctionnaires, les comités révolutionnaires, qui avaient remplacé les comités royalistes, voulurent nous donner un repas d’amitié et de fraternité. Une table de cent couverts était dressée, autour de laquelle étaient rangés un bon nombre de patriotes qui justifiaient tout à fait le titre de « sans-culottes » dont on était alors paré, tant ils étaient déguenillés. Parmi les représentans du peuple était déjà assis Fréron, et parmi les militaires le jeune capitaine dont j’avais remarqué et apprécié le caractère et l’activité avant le siège. Il était aussi déguenillé et remarquable par son sans-culottisme qu’il m’avait paru l’être par ses dispositions précoces dans l’art de la guerre. On m’avait fait l’honneur de m’attendre, et lorsque j’arrivai, je trouvai ma place vacante, en signe de distinction. J’avouerai que, malgré toutes mes bonnes dispositions pour rendre justice aux hommes du peuple qui avaient tant mérité dans ce grand combat de la liberté, je fus surpris de la composition de ce repas, dont la plus franche nature faisait un peu trop les frais. Je crus devoir à notre caractère de représentans du peuple de penser et de dire que peut-être, en fraternisant tout à fait de cœur avec nos concitoyens, nous devions dîner un peu plus de côté, c’est-à-dire nous faire placer, à un autre étage, une table où nous pussions encore nous occuper des affaires de la République sans être dérangés et distraits par la cohue. Je me voyais salué fort respectueusement par le jeune capitaine, qui, tout prêt qu’il était à dîner avec les sans-culottes, me témoignait par son regard et ses politesses, qui ressemblaient à des génuflexions, le désir de venir avec les représentais du peuple et de jouir déjà d’un privilège. Je lui dis : « Capitaine, tu viendras dîner avec les représentais. » Bonaparte, me remerciant, me montrait ses coudes percés, qui lui donnaient l’inquiétude de n’être pas présentable à notre couvert. Quoique nous fussions alors très peu occupés de toilette, il était difficile cependant de ne pas convenir que le capitaine aurait pu avoir un habit plus propre. « Va te changer, lui dis- je, au magasin militaire : j’en donne l’ordre au commissaire des guerres » ; ce qui fut exécuté. Bonaparte reparut l’instant d’après avec un habit complet, équipé à neuf des pieds à la tête, se tenant à la distance la plus respectueuse des représentans du peuple, et, toujours le chapeau à la main, il le portait aussi bas que son bras pouvait descendre. Le dîner se passa comme alors : beaucoup de patriotisme, une conversation très ardente, dans laquelle Bonaparte se mêlait par intervalles avec la plus grande vivacité ; mais, commençant déjà le double rôle qui était dans son caractère, il trouvait le temps d’alterner entre le repas des représentans du peuple, dont il était