Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de guerre contre Venise, l’invasion, la révolution et le démembrement de cette république comme des faits de guerre, nécessités par les circonstances, et dont Bonaparte porterait toute la responsabilité. Si la popularité du général en était ébranlée, ce serait coup double pour le Directoire, qui rejetterait surtout l’odieux de la spoliation, et en recueillerait le bénéfice. Les Directeurs se gardèrent donc de révéler le secret de ces instructions ; mais les gens bien informés se doutèrent de la vérité. « La république de Venise, écrit Sandoz, le 1er mai, éprouve ici les plus fortes tracasseries depuis quelques jours ; je soupçonne presque qu’on veut faire servir quelque partie de son territoire à procurer du dédommagement à l’empereur… »

Bonaparte n’attendait pas davantage. Les instructions du Directoire n’étaient que le commentaire de ses lettres. Les Directeurs lui commandaient de faire ce qu’il avait résolu d’accomplir, et, pour l’imprévu, ils s’en remettaient à lui. Quant à Venise, Carnot, dans une lettre qu’il adressa à Clarke, le 5 mai, marqua finement les nuances de la conquête et indiqua les apparences à ménager. « Malgré le droit que les hostilités de la république de Venise nous donnent de traiter à ses dépens, il convient d’éviter, soit une déclaration de guerre formelle, soit une stipulation qui prononce une cession positive ou une garantie de ce territoire à l’empereur. Ce territoire n’étant pas notre propriété, nous ne pouvons le donner, surtout dans nos principes républicains sur l’indépendance des peuples. Mais l’empereur, étant assez fort pour prendre possession du pays et s’y maintenir, doit se contenter de la déclaration positive et formelle que nous ne nous opposerons pas à ce qu’il fera. Je crois cela essentiel. » Carnot attribuait une part de l’Etat vénitien à l’empereur, comme naguère il attribuait le Hanovre au roi de Prusse : pourvu que le prince s’en emparât par la force des armes, les principes du droit public seraient respectés. Il allait de soi que, si Bonaparte conquérait Venise, cette république deviendrait notre propriété, et le droit de conquête nous permettrait dès lors d’en disposer, sans que ni les peuples, ni leur indépendance, ni les principes du droit public eussent à en souffrir. Le Directoire se range à cette opinion. « Nous vous avons autorisé, écrit-il le 12 mai, à y employer sans ménagement (à Venise) tous les moyens de sûreté militaire qui seraient nécessaires. Ainsi toutes les dispositions que vous avez faites pour assurer, dans cette crise, le salut de l’armée, ont notre approbation ; et le Directoire exécutif vous autorise de nouveau à prendre les mesures que vous jugerez les plus efficaces pour mettre ce perfide gouvernement dans l’impuissance de commettre de nouveaux attentats. »