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secret de sa pensée. C’était le groupe des poètes qui furent les Parnassiens. Autour du maître admiré, tous s’étaient groupés, ardents et enthousiastes : Dierx, Glatigny, Anatole France, Henry Houssaye, Frédéric Plessis, Villiers de l’Isle-Adam, Mendès, Silvestre, Jean Lahor, Coppée, Sully Prudhomme, J.-M. de Heredia. Sous la direction de Leconte de Lisle, toute cette jeunesse se liguait pour combattre la poétique régnante.

C’était le moment où triomphait le goût élégiaque. Les romances, la fausse sentimentalité empruntée à l’école anglaise des « Lakistes », l’abus du « keepsake » dans l’art et dans la littérature, le règne des médiocres imitateurs de Lamartine aboutissaient à des fadeurs, dont les artistes sincères étaient écœurés : « Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans les pavillons solitaires, postillons que l’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rosssignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes[1]. »

Le seul moyen de réagir contre cette universelle niaiserie était d’interdire énergiquement l’entrée du sanctuaire de l’art à tous les indignes. Un groupe de poètes et de prosateurs s’imposa, comme une règle de religion, le culte de la forme pure. Prenant pour Credo la formule de « l’art pour l’art », ils s’interdirent la préoccupation de moraliser ; ils anathématisèrent « l’art prêcheur » ; ils déclarèrent que l’art est son « but » à soi-même, et ne peut être ravalé au rôle de « moyen ». Dans cette pensée, quelques-uns allèrent jusqu’à s’imposer l’impassibilité olympienne ; ils refusèrent d’intervenir avec leurs sentiments individuels et humains dans la beauté d’un récit ; ils refoulèrent toute leur passion en eux-mêmes, et prétendirent dominer la foule du haut de leur sérénité.

On a justement remarqué que, dans les volumes de Leconte de Lisle, publiés cependant à des époques très différentes de sa vie[2], très peu des pièces de vers qu’ils contiennent portent des dates. Les Revues seules peuvent donner là-dessus quelques indications précises. On trouve en effet dans la Revue des Deux-Mondes du 15 février 1855 les premiers poèmes qu’il lui confia : la Jungle, le Vase, les Hurleurs. En 1866 paraissaient dans le Par-

  1. Madame Bovary.
  2. Poèmes antiques, chez M. Ducloux, 1852 ; Poèmes et Poésies, chez Dentu, 1855 ; Poèmes barbares, chez Poulet-Malassis, 1862 ; Poèmes tragiques, chez Lemerre, 1872 ; Poèmes antiques, chez Lemerre, 1874 ; Poèmes tragiques, chez Lemerre, 1884.