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I

Annie Wood, qui devint plus tard Mme  Besant, naquit mystique, pour ainsi dire, ou du moins elle le fut dès que ses yeux purent voir et sa bouche parler ; et la partie la plus neuve, la seule, peut-être vraiment originale de son livre, est celle où elle nous rappelle, avec un accent de vérité sincère, combien l’imagination, à une époque de l’existence dont nous gardons à peine la mémoire, est puissante et créatrice. On a rarement décrit, d’une façon plus frappante et plus délicieuse, la singulière facilité, l’immense joie de l’enfant à se créer des dieux. Tout l’inanimé a des voix si claires, pour lui ! C’est vraiment à croire qu’en avançant en âge l’homme perd un sens dont, si l’âme est éternelle comme le croient les théosophes, elle avait la possession avant de naître, et qui, dans sa vie nouvelle, lutte encore pour ne pas mourir. Pour Annie, quand elle était toute petite, les fleurs même qu’elle cueillait étaient des personnes, l’air apparemment vide était plein d’êtres vivans, et qui parlaient. Et n’était-ce pas une chose affreuse qu’on vînt lui dire quand elle errait dans ces beaux espaces musicaux et peuplés : « Il ne faut pas conter de si vilaines histoires, miss Annie, vous nous donnez le frisson, et votre mère vous grondera ? » Mais ces tyrans heureusement reconstruisent presque sans le vouloir ce qu’ils viennent de détruire. Certains livres sont remplis d’événemens merveilleux ; l’enfant y retrouva ses amis aperçus, les êtres surnaturels dont la primitive humanité avait vu l’action animer la nature, les géans, les dieux, les monstres. Cependant qu’elle imaginait ainsi l’invisible, ceux qui l’instruisaient lui en apportèrent la révélation chrétienne, mais la Bible et les contes de fées disaient les mêmes histoires de miracles. D’ailleurs, ce dieu d’Israël, qui tour à tour punit, récompense, brûle, foudroie, bénit, protège, répand sa colère en longs éclats de fureur, en nappes de feu, en exterminations ; paternel aussi pourtant, prenant un peuple sous sa protection, le guidant à travers le monde dans des voyages qui durent des siècles, parmi des Egyptiens cruels et sorciers, des espaces calcinés, des Amalécites pillards, adorateurs de dieux terribles à qui l’on sacrifie des hommes ; pardonnant vingt fois à ce peuple ses erreurs et ses crimes, dictant ses commandemens, d’une voix forte, sur l’Horeb, au milieu des flammes, visible, — car Moïse le vit, et Samuel, et Hélie, et tous les prophètes l’ont entretenu, — ce Dieu n’avait pas besoin qu’on lui élevât des idoles, le livre sacré lui a donné une bouche, des mains, des passions : on le voit, et nul autre dieu jamais n’eut une figure plus humaine.